La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Intemporels Jean Améry : écrire contre l’ordre des choses

juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16 | par Dimitris Alexakis

Le lecteur français peut, depuis quelques années, découvrir les textes que Jean Améry a consacrés à Auschwitz. Une même exigence creuse les limites du témoignage, jusqu’à mettre radicalement en cause.

Lefeu ou démolition

Je parle en ce moment de Hans Mayer, alias Jean Améry, philosophe suicidé et théoricien du suicide (…) : sa vie est tendue entre ces deux noms, une vie qui n’a pas connu la paix et ne l’a pas recherchée. » C’est par ces lignes, extraites du livre de Primo Levi Les Naufragés et les rescapés (Gallimard, 1989) que le lecteur français a pu faire la connaissance de Jean Améry, philosophe et écrivain juif né à Vienne en 1912, déporté à Auschwitz-Monowitz à la suite de son arrestation, comme membre d’un réseau de résistance belge, en 1943, et mort de mort volontaire, à Salzbourg, en 1978. La parution aux éditions Actes Sud de l’essai consacré par Améry à sa propre expérience des camps de la mort1 est venue combler un retard de dix-neuf ans ; si cette œuvre apparaît jumelle de celle de Primo Levi, Jean Améry n’a pas connu en France la fortune éditoriale et publique de l’écrivain italien. La réserve et la douleur avec lesquelles Primo Levi aborde le travail d’Améry dans un chapitre des Naufragés et des rescapés intitulé « L’intellectuel à Auschwitz » éclairent les difficultés et les contradictions volontaires de cette œuvre marquée, selon l’auteur de La Trêve, par une « intransigeance » telle qu’elle a rendu son auteur « incapable de trouver de la joie à vivre, et plus, de vivre : qui se bat à coups de poings avec le monde entier le paie d’un prix très élevé, car il est certain de la défaite.«  » Je m’insurge, écrivait Améry en 1976, contre mon passé, contre l’histoire, contre un présent qui permet que l’Inconcevable soit historiquement gelé et dès lors scandaleusement falsifié. (…) L’effet de l’émotion ? Soit ! Où est-il écrit que l’attitude éclairée doive renoncer à l’émotion ? » Si les deux écrivains ont fait le choix, pour parler d’Auschwitz, d’une « confession » qui serait en même temps, comme le voulait Améry, « la description de l’existence de toute victime », leur exigence de lucidité, leur volonté de ne ménager aucune susceptibilité, à commencer par la leur propre, les a finalement conduits à se séparer en chemin. Chez Primo Levi, la subjectivité de celui qui témoigne est constamment tenue en retrait. Jean Améry ne cesse au contraire de la revendiquer et d’affirmer le droit des victimes à la douleur, à l’errance affective, au « ressentiment ». La souffrance personnelle de celui qui a survécu est tirée en plein jour : l’écrivain semble vouloir la porter par la force au dehors, « dans le monde », non pour la tenir à distance mais au contraire pour en accuser les contours, les angles, pour l’arracher entièrement aux « couches les plus profondes du conscient » : « …de nouvelles générations ne cessent de croître dans les deux camps, et entre elles deux, qui de part et d’autre subissent l’influence de leur origine et de leur environnement, l’ancien fossé, l’insurmontable fossé se creuse, béant. Le temps le refermera un jour, c’est certain. Mais cela ne peut se faire dans une volonté de conciliation paresseuse, irréfléchie, foncièrement fausse (…). Au contraire : comme il s’agit d’un fossé moral, il faut qu’il reste provisoirement grand ouvert… » Jean Améry s’est tenu au cœur de ce « fossé moral » et il donne quelquefois le sentiment d’y vivre et de s’y épuiser seul tandis que les autres hommes, ceux qui pardonnent, ceux qui oublient, recommencent à vivre, à passer des accords, à construire : « Les ressentiments (…) n’ont que peu ou pas de chances de faire avaler aux vainqueurs l’amère pilule de leur triste besogne. Nous, les victimes, devons « en finir » avec cette rancune, en finir au sens que ce mot avait dans le jargon du KZ, c’est-à-dire à peu près faire mourir. » Proclamer le droit des victimes au ressentiment constituait, aux yeux d’Améry, un geste éminemment politique -mais un geste, dans le même temps, qui, parce qu’il maintenait ouverte la faille ses parents les souffrances personnelles de l’espace public, ne pouvait trouver de résolutions politiques- un geste qui, comme le souligne Primo Levi, était voué à la « défaite » ou, selon les mots d’Améry lui-même, à une « absurde victoire privée ».
C’est significativement par le biais de la littérature romanesque que le philosophe a donné forme à cette revendication, à cette protestation élevée contre le cours du temps et le caractère irréversible de l’histoire. Lefeu ou la démolition, ou l’écriture romanesque, l’écriture pamphlétaire et la réflexion philosophique se mêlent, est le monologue d’un peintre installé à Paris dans la longue période de l’après-guerre et qui a changé son nom, Feuermann, en celui de Lefeu. Le ressentiment, ici aussi, a fait son œuvre : Lefeu, double de Jean Améry, est un être que le souvenir de la guerre travaille et qui, en conscience, a choisi de ne pas guérir de son mal mais de s’y abandonner, de le creuser, d’opposer son autodestruction volontaire à l’insouciance ambiante, à l’oubli « clinquant » dont les architectes, les hommes politiques et les artistes ont fait une forme de vie sociale. La revendication à l’égard du temps se double d’une revendication à l’égard du langage, d’une revendication qui, elle aussi, est impossible à satisfaire, mais dont il est tout aussi impossible de ne pas témoigner : « Les flammes ne s’élevaient pas seulement dans la nuit de la Ruhr, le ciel brûlait et fumait aussi à l’Est et le géant humait la chair humaine. (…) C’est ainsi que mes parents furent assassinés : cela non plus je ne peux pas le dire, parce que ces paroles estompent l’événement et le délavent de la même manière que le discours métaphorique le trahit en le glorifiant et en l’exaltant (…). Et pourtant se taire équivaudrait à taire. »
Peut-être est-ce cette dernière revendication qu’il importe de retenir, celle qui place le narrateur de Lefeu ou la démolition face au langage et qui fait de Jean Améry un écrivain dont la rigueur paraît être sans équivalent. Primo Levi, au début des Naufragés et des rescapés, évoquait les « transferts meurtriers (…) sur lesquels s’est terminée l’histoire des camps nazis dans les premiers mois de 1945 : (…) les Lager étaient devenus dangereux pour l’Allemagne moribonde parce qu’ils recelaient le secret même des Lager (…). L’armée de fantômes qui y végétait encore était constituée de Geheimnisträger, de porteurs de secrets, dont il était nécessaire de se délivrer… » Ce terme éclaire l’enjeu qui, pour Jean Améry, devait être celui d’une écriture des « survivants » : témoignage radical tenant, par ses contradictions mêmes, à la littérature, façon de dire qui, avant que l’écrivain ne porte sur le papier les premières phrases du livre (« Laisser venir les choses/ Et elles viennent, elles se rapprochent… ») n’existait nulle part, inscription vive d’un homme qui, en dépit de son désespoir, du mouvement suicidaire continuant à l’habiter, ne pouvait accepter de demeurer ce qu’il était au sortir des camps, un « porteur de secrets ».

1 Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable, Actes Sud 1995. Un essai intitulé Du Vieillissement a également été publié aux éditions Payot en 1991 et, toujours chez Actes Sud, en 1991, Charles Bovary, médecin de campagne.

Lefeu ou la démolition
Traduit de l’allemand
par Françoise Wuilmart
Actes Sud, 1996
223 pages, 118 FF

Jean Améry : écrire contre l’ordre des choses Par Dimitris Alexakis
Le Matricule des Anges n°16 , juin 1996.