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Domaine étranger Les racines du rêve

janvier 2006 | Le Matricule des Anges n°69 | par Lucie Clair

Sous la trame des impasses personnelles et des rendez-vous manqués avec l’Histoire, Russel Banks dévoile les illusions gangrenées d’une Amérique puritaine. Un regard sans concession.

American darling

En 1969, et en réaction à la guerre du Vietnam, les Weathermen, un groupuscule d’étudiants, décident de rompre avec la stratégie de non-violence. « Bring the war home » devient la signature d’une série d’attentats visant les bâtiments des institutions américaines. Treize explosions, dont le Capitol, des tribunaux, des commissariats toujours sans faire de victimes et l’évasion de prison du pape du LSD Timothy Leary en font les bêtes noires du FBI. Rebaptisés Weather Underground, ils entrent en clandestinité pour plus de vingt ans. Cette page oubliée de l’histoire américaine1 est le vivier d’où émerge la narratrice d’American darling.
Réduite à l’inaction, Hannah Musgrave mène une vie chaotique, marquée du sceau de la traque plus imaginaire que réelle, et des fausses identités. Planquée au Libéria, elle y épouse le ministre de la Santé, lui donne sans conviction trois fils, se dédie à la protection des chimpanzés. Elle les nomme les « rêveurs », et trouve en eux seuls le reflet de cette part d’humanité qu’elle ne peut apparier dans ses relations avec les utopies nourries « à la vieille hiérarchie des valeurs très Nouvelle-Angleterre que j’avais héritée de mon père. » Car Hannah, à l’instar de ses coreligionnaires, est issue de la bourgeoisie intellectuelle de gauche. S’inscrire dans la fidélité à la filiation ne porte jamais chance dans les livres de Russell Banks, pas plus que d’adhérer au rêve américain, et les deux sont liés tant l’Amérique tout entière est vouée aux pères, « Pilgrim fathers » du Mayflower, pères fondateurs de la Constitution, jusqu’au Père Suprême imprimé sur les dollars, « In God we trust », (sans parler des dynasties présidentielles)… Seuls les personnages qui parviennent à désamorcer l’héritage paternel trouvent parfois une piste d’échappée belle. Banks lui-même l’expérimenta, délaissant le métier de plombier que son père lui avait légué, pour encouragé par Nelson Algren, mentor subversif devenir ce qu’il est, l’écrivain témoin à charge de l’envers du rêve américain.
American darling est son roman le plus explicite et le plus fouillé sur ce thème on a dit aussi le plus politique. La rébellion pure n’autorise en rien la rupture du lien avec ce père-patrie rigide et normatif tant que l’esprit reste assujetti au puritanisme originel. Pour Hannah, la révolte salvatrice reste à la marge et dérape. Le glissement est subtil, noyé dans les actes et les années, marqué par une ironie tangible. Celle du jeu de la peur qui l’installe à Monrovia dans une vie bourgeoise jusqu’au coup d’État l’obligeant à fuir, abandonnant fils et singes. Celle de l’ignorance la plaçant en parfait porte-à-faux avec son idéal révolutionnaire collaborant aveuglément avec les intérêts économiques et diplomatiques américains qu’elle combattait. « Les fantasmes de fuite sont analogues à la pornographie. Ils doivent rester simples et sans contact avec la réalité, sinon ils provoquent l’angoisse », constate Hannah a posteriori. À l’orée de ses 60 ans et du 11 septembre 2001 elle fera un ultime retour en Afrique, tentant de comprendre les détours de la honte et de la culpabilité, de l’impuissance et des renoncements inhérents à ce conformisme latent. Par la candide franchise de ce monologue d’aveux et d’introspection dont l’auteur l’a dotée avec brio, elle ne fait grâce d’aucune aberration, d’aucun paradoxe du « jeu de la vie, (où) tout ce que j’escomptais (…) c’était de m’en sortir sans perte, d’avoir participé à un jeu à somme nulle. » Dans sa complexité et son ambiguïté, la « chérie américaine » est une icône, elle est l’incarnation de l’Amérique, une « fille-bulle à l’abri des infections du monde extérieur. » Ses rêves sont impuissants à s’enraciner dans ce monde qu’elle ne peut, ou ne veut, connaître pour ce qu’il est.
Toute à l’inverse est la démarche de Russell Banks, ne délaissant jamais le réel sous couvert de fiction. Du rôle de la diplomatie américaine d’hier, créant le Libéria où « rien n’exige que la main qui tienne le fouet soit blanche », au soutien secret à Charles Taylor « jusqu’à ce que les gens (l’)élisent (…) pour qu’il arrête de les massacrer », la trame historique est véridique et approfondie. Roman engagé dans la défense des valeurs humanistes et contre leur perversion American darling est aussi un document ouvrant une compréhension du monde contemporain. Charles Taylor, aujourd’hui inculpé de crimes contre l’humanité, et Prince Johnson le mercenaire auquel se rallient les fils d’Hannah, auteur de la vidéo exhibant la torture de l’ancien président Doe de retour cette année dans sa province de Nimba où il est élu sénateur, y posent, sous cette plume lucide, les prémices de leur devenir.
« Il est une immortalité tendre et irrévocable, à laquelle parviennent parfois des hommes modestes, honnêtes dans leur labeur, et qui font preuve d’une inépuisable ferveur. C’est celle des poètes dont le nom est associé à un lieu du monde » disait Borges. On ne peut mieux décrire Russell Banks, et son implacable maîtrise à témoigner depuis trente ans de l’Amérique et de ses mythes à la bonne conscience dévastatrice.

1Signalons le remarquable documentaire The Weather Underground de Sam Green et Bill Siegel, nominé aux Oscars 2004.

American darling
Russell Banks
Traduit de l’anglais
(États-Unis) par P. Furlan
Actes Sud
395 pages, 24

Les racines du rêve Par Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°69 , janvier 2006.
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