Les ours n’ont pas de frontière, pas de papier. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne les arrête jamais. Leur arrêt est généralement définitif : une balle à ailettes ou pas dans le buffet. Pour les hommes, traverser les frontières, c’est plus difficile que pour les ours ou les marchandises. Ou l’on a des papiers, ou l’on n’en a pas. Dans ce cas, il faut se rendre invisible et traverser en catimini. Pendant trois jours et trois nuits, Elena, Luca, Jason et quelques autres arpentent un massif alpin vraisemblablement au centre de l’Europe. Leur particularité : ne pas être nés au bon endroit, au bon moment. Ce ne sont que des natifs d’à côté, du mauvais côté. « On arrivait de nulle part, les uns derrière les autres depuis la place Transalpine, à la frontière Schengen, depuis les camps de rétention. Unable to enter in, chacun pour soi. Là où se séparent les droits imaginaires des uns des droits imaginaires des autres. » Menés par un passeur, ils progressent livrés à leurs peurs, leurs rêves, leurs illusions. Dans la deuxième partie du récit, un accordeur de piano poursuit un magnifique Pleyel à travers l’Europe. En 4x4, il arpente une route de montagne, heurte un ours. Obligé de continuer à pied, il rencontre la troupe de clandestins. Le récit devient fantastique. Totémique, aussi surréaliste qu’une directive européenne, l’ours s’invite autour du feu de camp. L’écriture hachée de Sylvain Coher faite de jeux de langues, de cassures, d’indéfinis, de scansions, d’idiomes européens (paroles d’émigrés recueillies pour le projet « frontière » du théâtre de l’Arpenteur à Rennes) prend ici une dimension théâtrale édifiante proche de celle qu’a donnée Platon à son mythe de la caverne. Un beau, dur, et vrai conte philosophique.
Les Effacés de Sylvain Coher
Argol, 213 pages, 18 €
Domaine français Ours sans frontières
juillet 2008 | Le Matricule des Anges n°95
| par
Dominique Aussenac
Un livre
Ours sans frontières
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°95
, juillet 2008.