On peut supposer que vous, lecteurs du Matricule, comme nous, collaborateurs dudit Matricule, puissiez éprouver parfois cette inquiétude : à force de lire, n’aurions-nous pas tendance à ne voir, dans la réalité, que ce que les livres nous en disent ? L’aube, chaque matin, ne serait-elle pas semblable à une page blanche - que les signes imprimés, puis lus, viendront remplir ? Ne connaissons-nous pas de telles hallucinations : cette mendiante, au coin de la rue, n’est-elle pas celle que j’ai rencontrée, hier au soir, chez Rilke, entre les pages des Cahiers de Malte Laurids Brigge ? Et les arguties non dénuées de sous-entendus de cet ami prétendu, ne les ai-je pas lues, ce matin, chez Sarraute ? C’est à de telles expériences, à une telle perplexité non dépourvue de charme, que se voit confrontée la narratrice de ce récit fantastique et drolatique de Nuria Amat. Née en 1950, elle nous est présentée comme philosophe, romancière, essayiste et – cela nous rassure quant à sa santé mentale et à son statut social – « docteur en sciences de la communication ». Il s’agit donc bien d’un roman - nous respirons…
Nous n’essaierons pas d’en résumer les épisodes : à la recherche d’un écrivain suicidaire, vaguement entr’aperçu, l’héroïne connaîtra de successives incarnations, découvrira – et nous avec elle – qu’elle est peut-être la femme (qu’il n’a jamais eue !) de Kafka, l’épouse (obscène à souhait) puis la fille (folle à lier) de Joyce, elle rencontrera, dans le parc d’un asile (sans psychiatres - « à moins que ceux-ci aient décidé de faire les fous ») Louise Colet et Virginia Woolf, dialoguera, dans la bibliothèque de Walter Benjamin, avec Roussel et Calvino - avant que Rimbaud ne vienne, sautillant par-dessus son lit, lui donner des leçons de génialité ! La langue – saluons la traduction – mêle savamment l’aphoristique (« A la fin, tous les artistes frustrés finissent par être écrivains parce qu’être écrivain, c’est être un artiste frustré en permanence » ou « Si un écrivain veut être avant tout un homme bon, il vaut mieux qu’il abandonne son projet d’être un bon écrivain ») au logorrhéique (Thomas Bernhard est présent dès l’épigraphe – révélatrice). Nuria Amat nous conduit avec entrain – malgré quelques bavardages et quelques pensées un peu convenues – dans ce périple érudit, loufoque et parfois vertigineux. Qu’est-ce qu’écrire ? Qu’est-ce que lire ? Écrit-on au péril de la mort ? Meurt-on de ne pouvoir écrire ? Les enfants d’écrivains peuvent-ils être écrivains ? Et – ajouterions-nous (car la maladie nous gagne) – les enfants des lecteurs échapper aux lectures de leurs parents ? Joyce ne considérait-il Svevo que comme un modèle pour son Leopold Bloom ? Finnegans Wake est-il un livre ou « une plaisanterie de mauvais goût » ? Kafka ne vécut-il pas, toute sa vie, avec « la peur éternelle d’être Brod et pas Kafka » ? Et « maintenant que le lecteur ne lit pas », peut-être n’est-il pas si grave « d’être un écrivain qui n’écrit pas » ?
Si tout cela vous effraie un peu, commencez donc par la fin : un « glossaire onomastique » rassemble une petite centaine de courtes notices biographiques délectables. Tenez, au hasard : « Lispector, Clarice : Cette femme écrivain brésilienne écrit comme on rêve. Lorsqu’elle écrit, Lispector meurt, c’est pourquoi on en vient à se demander si sa mort réelle n’a pas été une autre de ses fantaisies créatrices. Grâce à Lispector, le langage renaît. Le cancer, qui est la solitude des grands écrivains, a emporté sa vie. »
Nous sommes tous Kafka de Nuria Amat
Traduit de l’espagnol par Line Amselem
Allia, 239 pages, 9 €
Essais La maladie littérature
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Thierry Cecille
Croire en la littérature, est-ce une forme de foi - ou de folie ? L’héroïne-narratrice de cette pérégrination fantastique n’obtiendra pas de réponse à cette question bouleversante.
Un livre
La maladie littérature
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.