Roberto Calasso, vertige de l'ubiquité
On pourrait parler de l’œuvre du peintre Giambattista Tiepolo (1696-1770) en songeant à la célèbre Lettre volée d’Edgar Poe : les choses essentielles sont tellement visibles qu’on ne les voit pas. Ou si on les voit elles paraissent si négligeables qu’on s’abstient de les regarder. Peut-être aussi que ce qu’on y trouverait serait trop dérangeant, déconcertant.
L’essentiel de l’œuvre de Tiepolo vient de commandes de l’Église et surtout de familles nobles de Venise et Milan, d’Allemagne et même de la famille royale d’Espagne. Chargé de célébrer leur grandeur, le peintre emploie son immense talent, son extraordinaire sens de la couleur à exécuter de grandes fresques qui convoquent les figures divines de l’Olympe, les personnages de l’histoire antique, les patriarches. Dans les ciels de Tiepolo, les corps gracieux des déesses frôlent ceux de vieillards implorants, les nuages font des trônes moelleux, des cascades de tissus précieux aux couleurs diaprées offrent un écrin aux nudités glorieuses. Le plus souvent sous le regard d’un Oriental, témoin muet de la scène. Tout cela, c’est le « théâtre » de Tiepolo : ses représentations sont de somptueuses mises en scène qui font appel à une troupe de comédiens à qui l’artiste confie des rôles de composition successifs : « (…) la Cléopâtre de Tiepolo se déplaça à Würzburg. Elle devenait Béatrice de Bourgogne, elle devait épouser Frédéric Barberousse. (…) Elle savait très bien ce qui lui seyait le mieux. Même pour les couleurs elle s’en tint au jaune doré qu’elle avait déjà utilisé dans différentes épreuves de la rencontre avec Antoine. (…) Pour le reste, elle savait qu’elle était la même femme, identique à celle qui avait été Cléopâtre et qu’un jour elle deviendrait Venise, et que - des siècles plus tôt - elle avait été la fille du Pharaon sauvant Moïse des eaux. »
Roberto Calasso analyse avec une très grande subtilité ce théâtre tiepolesque. Le lecteur est invité à observer chacune de ses composantes, à entrer dans les coulisses, à aller toujours plus loin dans le dépassement des apparences. L’acuité du regard et l’érudition sont associées à un sens de la dramaturgie et à une écriture qui n’oublie jamais qu’elle est le matériau essentiel de l’art de raconter. Car Roberto Calasso est aussi - et peut-être avant tout - un conteur. Ici, la matrice de la narration c’est le regard. Le Rose Tiepolo fait la part belle aux images : elles ont avec le texte un rapport qui n’est pas de l’ordre de l’illustration mais de la complémentarité. Elles constituent le socle et le prolongement du propos. L’art de Tiepolo (aussi bien dans le sens de son esthétique que dans celui de la dissimulation de ses préoccupations véritables) est servi par une attitude que Roberto Calasso caractérise par un emprunt à Baldassare Castiglione : la « sprezzatura ». L’auteur du Courtisan, manuel de savoir-vivre destiné à ceux qui évoluaient dans le milieu à risque des cours européennes, désigne par ce terme le comportement qui...