Les femmes sont des êtres imaginatifs, à ce qu’on dit partout. Ça fabrique des romances. Et de la poésie parfois, de la dentelle, des choses délicates enfin, dont on pourrait évidemment à la rigueur se passer. » Maintenant qu’on a découvert République-Bastille, roman inédit écrit directement en français, on ne pourra plus faire l’impasse sur Melpio Axioti (1905-1973) ni moins encore s’en passer. Quelques repères biographiques d’abord, puisqu’il y a de fortes chances que vous ne connaissiez pas cette romancière grecque. Engagée au Parti communiste en 1936, elle s’implique dans le Front de libération nationale sitôt la guerre déclenchée. Parce que militante « rouge », elle sera expulsée de Grèce en mars 1947. Commence alors dix-huit années d’exil qu’elle passera pour l’essentiel dans le bloc de l’Est. Ce texte appartient à sa production parisienne, celle qui court sur les années 1947-1950. Ses camarades grecs la chargent de sensibiliser les artistes et intellectuels français de gauche à la guerre civile qui meurtrit leur pays. Ce qu’elle fera non sans mal, tout en se faisant un nom dans le milieu littéraire avec, notamment, XXe siècle, un roman porté avec enthousiasme par Aragon en personne, grand manitou de l’édition alors. « Il ne s’agit plus de raconter une histoire collective mais un destin individuel ; XXe siècle était le roman national du peuple grec, République-Bastille le récit d’une histoire personnelle, celle d’une jeune femme, Lisa, à laquelle Melpo a prêté beaucoup d’elle-même », resitue Lucile Arnoux-Farnoux dans sa préface qui encadre le roman avec une postface signée, elle, par Mairi Mikè, une traductrice spécialiste de l’œuvre de sa compatriote.
République-Bastille, en référence au quartier où atterrit le personnage à son arrivée à Paris, est de bout en bout un texte profond, insolite, poignant. Son rythme, sa poésie imprévisible, son poids d’humanité en font un roman de premier ordre, plus novateur, qu’on se le dise, dans la recherche d’un style romanesque que certaines tentatives actuelles. Un roman intériorisé où l’intérêt historique le plus obsessionnel s’allie à une sensibilité à vif. C’est que Lisa, la protagoniste, est comme une plaque photographique où viennent s’imprimer, tour à tour et parfois en même temps, toutes sortes de déstabilisantes émotions. Celles liées au pays natal démembré par une guerre fratricide, et celles qui naissent au contact de la vie parisienne, dans l’ombre portée de l’Occupation. Tout cela s’emboîte souvent en récits enchâssés, en échappées oniriques, en collisions temporelles. Telle une somnambule dans la capitale, Lisa observe cet univers parisien « qui s’ouvre devant elle comme une boîte-à-surprises », tout en étant secouée par le flux et le reflux de ses souvenirs de résistance en Grèce : la clandestinité, les persécutions, la famine de l’hiver 41-42 qui décime plusieurs centaines de milliers d’Athéniens… Vécus au présent ou au passé, successifs ou superposés, en flash ou en flot, des sentiments ambivalents travaillent au plus profond Lisa, porte-parole de Melpo Axioti. C’est ce qui fait de ce roman une somme de visions et de bruits dont le narrateur serait l’oracle, l’orage intérieur : car ça gronde en Lisa/Melpo, ça tonne ; des éclairs déchirent à tout instant la noirceur du passé encore omniprésent : « Ce n’est pas mal de comparer. Ce n’est pas toujours mal. Au contraire, c’est très bien. Comparer veut dire : expérience. Mais il y a des comparaisons parfois… Oh, mais de ces comparaisons parfois… Mieux vaut ne pas y penser… Ce n’est pas toujours pire qu’avant… ça pourrait être même mieux… mais on n’en veut pas… voilà… on n’en a pas l’habitude… on n’a pas encore digéré le nouveau… le mieux donne dans les yeux parfois comme une éclaboussure ».
Si Melpo Axioti excelle à décrire les rumeurs et les fureurs du temps qui résonnent en Lisa, sa façon de rapporter les conversations suffit à nous faire comprendre la difficulté qu’il y a, dans cette époque d’après-guerre, à retrouver et à faire valoir une identité propre. À l’intériorisation, pendant des années, d’une conception collective de la réalité semble succéder, sous la plume d’Axioti, la renaissance d’une subjectivité tumultueuse, une remontée bouillonnante, quasi physique de sentiments jusque-là tus ou dissimulés. Les séquences mémorielles sont ainsi entrecoupées de silences contemplatifs, certains peuplés d’expériences amoureuses et charnelles, d’autres de rêves métaphoriques, comme autant de collages improvisés. Sorte de brassage narratif et sensitif, République-Bastille est comparable au jeu d’un kaléidoscope qui rapproche, compare, éloigne, regroupe, disjoint, juxtapose, disperse et rassemble tour à tour divers éléments historiques et intimes d’un espace-temps dilaté. Tout cela pour dire qu’il n’est peut-être pas exagéré d’apparenter Melpo Axioti à Virgina Woolf ou James Joyce, en plaçant son roman quelque part entre Mrs Dalloway et Ulysse.
Anthony Dufraisse
République-Bastille
De Melpo Axioti
La Différence, 190 pages, 18 €