L’œuvre de Ludovic Degroote est traversée par une véritable réflexion sur le geste même d’écrire, qui plus est dans ce livre fondateur publié pour la première fois en 1995. On peut y lire déjà la tentative de cerner au plus près le sens des mots, la recherche de la formule la plus juste, et la manière par laquelle déjouer les images toutes faites. Né en 1958, Ludovic Degroote, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont certains réalisés avec de nombreux artistes, notamment au sein de la maison d’édition La Madeleine, dont il est le créateur, a également écrit sur des peintres, tel Eugène Leroy (1910-2000), natif comme lui du Nord. Ainsi se poursuit un questionnement sur les rapports entre peinture et écriture. Les poèmes en prose de Ludovic Degroote ne sont pas loin de rappeler à la manière des natures mortes en peinture, l’art délicat de figurer le réel. L’auteur explore donc là les limites du langage et de la représentation. Tout en réduisant son langage à quelques mots, c’est la richesse même d’une poétique fondée sur la nécessité de désamorcer les lieux communs qui se révèle ici. L’écrivain parvient à donner sens à l’apparente insignifiance des choses.
La Digue fait entendre une musicalité si frappante, qu’elle suscite d’emblée l’écoute. Aussi l’attention du lecteur est-elle requise pour lui permettre de saisir l’extrême sensibilité que ces pages manifestent tant par le silence que la parole. Sans jamais perdre le fil de son discours, celui qui parle ici, garde le cap, et malgré la brièveté des phrases, la forme impersonnelle du propos, ce locuteur parvient à nous rendre complice de ce qui l’obsède, cette digue, ce lieu de promenade et d’errance, qui offre à la fois une séparation et un passage, une proximité et une distance. L’évocation de cette digue n’a plus rien d’indéfini ni d’anonyme, mais permet d’énoncer ce qui n’était pas saisissable d’emblée, de s’approcher de ce qui n’était peut-être qu’un horizon lointain, et ce cheminement, en quelque sorte inlassablement recommencé, nous, lecteurs, cherchons à le suivre à notre tour, à le faire nôtre. Ce qui s’entend là, c’est que rien n’advient sans que notre existence ne s’ouvre à la connaissance du monde. Si l’on se risque sur la digue sans prêter attention aux choses, c’est bien un sentiment de vacuité qui s’imposera, voire de solitude : « À force d’être séparé, on s’oublie. On table sur la mort. » Et plus loin, « Rien ne permet de reculer, tout juste s’engage-t-on dans une impasse, ou dans une autre-certains disent que c’est la mort la voie ouverte ; les impasses font leur chemin, et maintiennent en vie. » Incessamment, cette manière de dire et tout à la fois de ne pas dire, de suspendre le propos et d’y revenir, crée une sorte de dynamique, une écriture à la fois étrange et familière. Usant de la parataxe, de l’anaphore, de l’oxymore, la phrase se rompt parfois sans perdre jamais son mouvement, et convoque les mêmes mots pour en creuser le sens : tout un jeu d’ambivalences donne à cette langue sa densité, et malgré son aspect prosaïque, sa légèreté. Ce qui s’écrit alors, tente d’approcher une réalité certaine et cependant inquiétante : « Des espaces blancs, à côté des moments de silence, on balaie les choses du regard, elles vont de façon oblique, par pans, par intervalles, c’est ainsi qu’on les rencontre, on se traverse, et puis on retourne au silence. »
Il s’avère que cette digue apparaît alors symboliquement comme un espace protecteur et tout à la fois oppressant. À l’image de notre intériorité, elle nous protège de l’immensité, de ce qui serait trop grand pour nous, mais non sans risquer de nous y confiner. C’est d’une extrême tension et de son point d’équilibre dont il est toujours question : « Être à la mesure de son étroitesse : l’intérieur n’a pas de bout ; certains jours on se demande si ce qu’on croit saisir de lui ne nous protège pas de nous-mêmes. » Qu’est-ce alors écrire sinon inlassablement endiguer le vide, cerner des contours, contenir l’espace et la matière, enfin « s’effacer, gommer d’un geste chaque fois plus léger les gestes par lesquels on apparaît. » ? Emmanuelle Rodrigues
La Digue, de Ludovic Degroote
Unes, 64 pages, 16 €
Poésie Le parti pris du regard
avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192
| par
Emmanuelle Rodrigues
Dans La Digue, Ludovic Degroote explore une langue imagée et musicale, qui captive jusqu’au vertige.
Un livre
Le parti pris du regard
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°192
, avril 2018.