Drôle d’aventure que celle d’une vie entière, a fortiori celle de Samuel Beckett, à s’employer toujours au moins. Non parce qu’il attendit son quelconque retour gagnant ou un reste minimal (un os à ronger), mais parce que Beckett s’engagea vite vers l’idée la plus extrême de tout amenuiser. Ce travail de la plane à réduire la surface d’un plan à presque rien, whisky compris qu’il se conseillait toujours de boire moins, fut l’impératif auquel Sam, comme il signait ses lettres à ses proches, se voua toute sa vie. Drôle, parce que, excepté le corpus des œuvres, qui va de plus en plus se serrer dans l’espace de quelques pages, les quatre tomes de sa correspondance montrent au contraire une part de son écriture qu’il ne put jamais tout à fait suspendre. Il précise même à Barbara Bray, sa fidèle amie, qu’il n’a pas moins écrit plus de cinq cents cartes de remerciements après l’annonce de son prix Nobel (en octobre 1969), malgré l’agacement et tous les scrupules qu’il aurait eus à « ne pas » répondre à cette véritable « avalanche » de courriers. Sans doute faut-il mettre sur le compte d’une grande élégance et pudeur cette impossibilité qu’il avait à ne pas pouvoir répondre, ne serait-ce que par quelques lignes, à ses divers correspondants. Comme, en 1982, à Steven Connor qui le questionne sur la présence des animaux dans son œuvre, il concède que la mouche pas écrasée de ses poèmes de jeunesse « peut elle aussi avoir voulu dire quelque chose. Et les mouches de la salle d’attente à la fin de Watt ». Ceci dit, cela ne l’empêche pas d’expliciter à son futur biographe James Knowlson dans un entretien donné l’année de sa mort (1989) que, contrairement à Joyce, « j’ai réalisé que j’allais moi dans le sens de l’appauvrissement, de la perte du savoir et du retranchement, de la soustraction plutôt que de l’addition ».
« Add ? Never » (« Ôter toujours »), la consigne de Cap au pire (1991) semblait donc ne pas s’en tenir à l’épistolaire, malgré les réserves et les refus que Beckett opposa à la publication de sa correspondance. Seule celle relative aux aspects de son travail fut le levier de l’autorisation de sa publication, les éditeurs rappelant la difficile interprétation, au-delà de ce que Beckett supportait (c’est un euphémisme) du sens de cette possible professionnalisation du métier d’écrivain (fatras littéraire des reconnaissances et autres stratégies). Ce que Sam, en protestant, supposait sous ce mot de « travail », il faut plutôt l’entendre ici comme le processus de création d’une infinie réserve protectrice, sa « sourdine » comme il l’écrit en juin 1966. Il sera la « seule vertu durable » (Dan Gunn) qui le sortira « indemne des soixante années des lettres » de sa correspondance. C’est le grand hiatus existentiel entre son œuvre et sa correspondance que de prendre appui sur la création littéraire pour que l’épistolier qu’il était lui apparaisse supportable et le prémunisse de sa propre dissolution. Ses positions, notamment en ce qui concerne les conseils strictement donnés à la mise en scène de ses pièces, pour le théâtre ou la télévision, n’en furent alors que plus affirmées.
Car il faut prendre ici la mesure de la situation de Beckett entre les années 60 et la fin des années 80 : au-delà du prix Nobel et des lettres aux proches et à son éditeur Jérôme Lindon qui ponctuent ce volume (comment ne pas aller à Stockholm, comment échapper aux journalistes, etc.), il publie, au tournant des années 1966-1981, Têtes-mortes, propose le synopsis filmique de Dis Joe à Alan Schneider (situation d’une caméra face à une voix de dos – cf. la lettre p. 118-121 et celle à David Warrilow, son acteur fétiche pour qui il écrit Solo, p. 621-622). Il signe aussi sa première mise en scène à Berlin de Fin de partie, Watt paraît enfin, ainsi que Le Dépeupleur, Compagnie, Mal vu mal dit, tandis que, pour finir, il donne les pages de Soubresauts et celles de L’Image (1988). Ses lettres évoquent l’état du travail, brièvement, la dégradation des corps, parmi notes climatologiques et notations prosaïques.
Parmi les 223 destinataires de ce volume, il destine à Barbara Bray, sa grande complice, 71 lettres : celle du du 29 décembre 1968, si frappante pour son style quasi parataxique, signe le presque retrait de la personne « Beckett ». Il y soustrait son je pour avancer une marque anonyme qu’à la surface de ses livres il inscrivait déjà, ce « rien à dire » par lequel s’atteint le degré zéro de l’écriture, souffle saccadé, râle, os jeté en l’air à la face de l’espèce humaine : un « Ci-joint à défenestrer » y précède l’affectueux « T’embrasse », résolument parlant… Emmanuel Laugier
Lettres IV – 1966-1989, de Samuel Beckett
Éditées par G. Graig, M. D. Fehsenfeld, D. Gunn, L. M. Overbeck
Traduit de l’anglais par G. Kahn, Gallimard, 948 pages, 58 €
Histoire littéraire Pour finir encore
avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192
| par
Emmanuel Laugier
Quatrième et dernier volume de la correspondance de Samuel Beckett (1966-1989), où les lettres aux fidèles croisent celles de chercheurs, jusqu’aux dernières maigres cartes, au détachement bouleversant.
Un livre
Pour finir encore
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°192
, avril 2018.