C’est l’histoire d’une famille. De père en fille, depuis cinq générations, elle gère l’entreprise Nikhol, spécialiste en sangles. Quelque part sur une île. Une entreprise dans laquelle les rôles sont bien définis : « L’entreprise est un monde d’hommes. » Mais les femmes ont aussi leur place : sur l’île, l’eau douce manque ; mais une source sous-marine permet de capter le précieux liquide. Ce sont les femmes, « les gardiennes de l’eau ». Elles plongent, au début pour ramener le précieux liquide, puis pour vérifier l’étanchéité du captage quand l’usine s’est modernisée. C’est aussi l’histoire de femmes qui se transmettent un savoir, un secret partagé, le pouvoir de ramener l’eau, de maintenir la vie. Et de plonger seules, un jour, représente le rituel de passage dans le monde des adultes.
C’est encore l’histoire de Macha, une enfant, puis une adolescente, rêvant de découvrir le monde. De franchir les limites. Car, « il y a tant de gens à rencontrer encore / Tant de gens dont je ne connais pas le nom / ni le visage / ni l’odeur ». Macha découvre la beauté et la sensualité dans le corps d’un cerf mort, fascinant, ou dans l’herbe mouillée que ses pieds foulent en lisière de forêt. Et puis il y a le père que l’on rencontre à travers ses discours au public. Le père, fier d’appartenir à une lignée de bâtisseurs, de faire partie de ceux qui ont construit l’entreprise pour le bien de tous. Il occupe la place qui lui a été donnée, fait son travail du mieux possible, et tâchera de transmettre ce qu’il a reçu pour que jamais l’histoire ne s’arrête : « On se passe les clefs d’une génération à l’autre. » Ce père que Macha regarde dormir en pensant : « qu’il est beau cet homme endormi / mais qu’il serait plus beau encore si je savais qu’il garde cette douceur / qu’il garde cette tendresse une fois debout. »
Et puis par-dessus tout, il y a l’écriture. Une écriture dense, précise, sensuelle, cherchant le mot juste, ou les mots justes quand il y a besoin de préciser, de varier les points de vue, multipliant les énumérations, comme ces variations sur les différentes nuances de bleu. Une écriture poétique en ce qu’elle donne une vision du monde, un sentiment d’appartenance, une volupté intérieure. Cette écriture nous rend Macha très proche et pareille à nous, à ce que nous avons été : une adolescente qui découvre son corps, sa mère, le monde, ou plutôt qui en perçoit les faces cachées, les secrets, les retraites. Il n’y a pas de douleurs dans le désir de partir de Macha. Pas de fuite, non plus. D’un monde trop dur ou trop injuste. Non. Simplement le besoin de poursuivre la route commencée dès sa première naissance. Car il y en a une seconde : « Je sais que je suis née ce jour-là, sur cette route de retour, sur ces un ou deux kilomètres née de moi-même de mon plein gré du désir d’exister de lutter contre l’étroitesse. » Elle parle de ces moments passés en lisière de forêt, de ce contact avec la terre : « Sans me retourner j’entre dans la forêt / je m’allonge / je recommence. » Avec un objectif : « VIVRE ENTIÈRE ». De tout son corps, de tout son être. Ne pas s’arrêter, ne pas rester à sa place, mais poursuivre la route jusqu’au bout. Si tant est qu’il y ait, bien sûr, un bout…
C’est un beau voyage que nous fait faire Samaël Steiner. Un voyage joyeux porté par une écriture laissant derrière elle des images fortes et persistantes. Un voyage que Macha commence sous la surface de l’eau : là où elle devient celle qui part, celle qui rompt l’histoire familiale et rejoint le continent, celle qui fait ses valises. Un voyage dont on sort lavé, rafraîchi, heureux pour elle, heureux pour nous qui nous reconnaissons en elle.
Patrick Gay-Bellile
Poème bleu, de Samaël Steiner
Éditions Théâtrales, 58 pages, 10 €
Théâtre Une échappée belle
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Patrick Gay Bellile
C’est à un joyeux voyage que nous invite Samaël Steiner : partir pour découvrir et s’enivrer de la beauté du monde.
Un livre
Une échappée belle
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.