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Domaine étranger Béances de la mémoire

juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205 | par Thierry Guichard

Tendu par une force d’évocation hors du commun, le nouveau roman d’António Lobo Antunes se place au cœur d’une œuvre magistrale, titanesque.

Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus légères que l’eau

Il y aurait, pour parler du nouveau roman d’António Lobo Antunes le choix d’une trahison à faire. Raconter l’histoire suppose qu’on adopte un temps narratif : au présent, ce serait évoquer un vieil homme que sa guerre d’Angola obsède et qui attend avec sa femme, que son fils adoptif les rejoigne dans un village du Portugal où est sanctuarisée la tradition familiale. Ce fils-là est noir, a été ramené de la guerre comme on rapporte l’indéfectible marque d’une culpabilité et est affublé d’une femme, « son Excellence » dont le mépris pour son mari se nourrit aux sources d’un racisme vindicatif.
On pourrait aussi décider de raconter l’histoire au passé : celle de ce sous-lieutenant pris dans l’horreur d’une guerre où il porte l’uniforme des bourreaux, où l’on brûle et massacre, dans une réadaptation quotidienne d’Au cœur des ténèbres. Mais on trahirait la matière de ce roman, l’un peut-être des plus importants qu’ait écrits le grand romancier portugais. Car Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau mêle dans un temps de la mémoire poreuse, le passé au présent. Lobo Antunes invente ici un nouveau temps de la narration. Il ne s’agit pas de faire succéder les temporalités (phrase ou paragraphe au présent suivis d’une phrase ou paragraphe au passé) mais d’écrire à la fois, en même temps, au présent et au passé. Dans la traduction splendide de Dominique Nédellec, s’impose à nous un temps qui serait celui d’une mémoire grignotée par Alzheimer, mais inapte toutefois à l’oubli, n’ayant gommé des souvenirs que ce qui les rattache au passé, les rendant présents comme s’ils n’étaient pas, justement, des souvenirs, mais ce qui a lieu simultanément à ce que l’on vit. Ainsi, au tout début du livre, alors que l’ancien sous-lieutenant et sa femme, quarante ans après l’Angola, se préparent à partir pour la campagne : « ma femme par ses sourcils relevés, pas par sa bouche, toujours à regarder l’heure / – Si tard déjà / tandis qu’un peloton pénétrait dans notre chambre de retour de brousse, sans me prêter la moindre attention, les hommes pas rasés, à bout de force, certains laissant traîner la crosse de leur arme même si moi, remettant les franges comme il faut / – Attention au tapis ».
Cette hypermnésie perméable donne à ce roman une dimension presque testamentaire : on y retrouve toute l’œuvre de Lobo Antunes, toutes ses thématiques, ses obsessions. La guerre d’Angola en premier lieu, celle qui faisait toute la chair de Cul de Judas son premier livre traduit en français. La relation père-fils, élevée ici à une relation entre pays colonisateur et pays colonisé. La rigidité des traditions familiales qui se sont longtemps accommodées de la dictature et du racisme. Et puis la mort, partout présente, et que la narration ici rejette sans cesse en repoussant le moment de poser un point aux phrases. Il faudrait parler de l’amour aussi, qui est une blessure à jamais béante, l’attente prolongée sans cesse d’une caresse, d’un regard, d’un mot qui sauvera le monde. On est saisi par une beauté sombre à chaque page du livre, portée par cette poésie qui caractérise l’œuvre du grand magicien : cette façon de saisir, dans le grand flot d’un monologue intérieur, le détail signifiant, la métaphore créatrice. C’est le fils adoptif ici qui parle de « son Excellence »  : « il suffirait que je rentre plus tôt que prévu pour la trouver en compagnie d’une bonne amie dans le salon à se caresser les genoux l’une l’autre avec des murmures amusés, la voix deux octaves plus grave, pliées comme des canifs sur le canapé, me jetant des regards en coin tel un tailleur dégoûté devant prendre / – Vraiment noir noir lui, hein ? / mes mesures ». Certes il faut parfois remonter à contre-courant le flot mélancolique et douloureux pour retrouver à sa surface le mot, l’expression qu’on avait laissé filer sans y faire attention et qui éclaire, en aval du texte, une scène future. Certes, lire Lobo Antunes requiert de se livrer tout entier à la lecture, d’accepter que lire devienne une expérience et que cette expérience nous ouvre les portes d’un continent tout entier, ce continent dont nous serions, à la fois, les colonisés et les colonisateurs. Un continent d’images et de voix dont on sait, depuis qu’on le lit, que son créateur est certainement l’un des plus grands écrivains de son temps. C’est-à-dire : d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

T. G.

Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau,
António Lobo Antunes
traduit du portugais par Dominique Nédellec,
Christian Bourgois, 571 pages, 23

Béances de la mémoire Par Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°205 , juillet 2019.
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