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Traduction Lise Chapuis

octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207

Borgo Vecchio, de Giosuè Calaciura

Borgo Vecchio… J’étais en pleine traduction de Urbi et Orbi (paru en 2018 chez Notabilia) lorsque Giosuè Calaciura m’a fait parvenir ce nouveau texte. Urbi et Orbi c’était la logorrhée plurielle de prélats romains empêtrés entre la terre et le ciel, la simonie et la fascination de la sainteté ; et puis des phrases qui s’allongeaient comme les labyrinthes du Vatican et les doubles sens feutrés d’une diplomatie rodée aux mille contorsions du langage et du discours. Une langue-fleuve qui me donnait du fil à retordre, comme Malacarne, traduit quelques années plus tôt où se condensait en un seul flux verbal vertigineux la sanglante et triste geste de la mafia. Alors, de prime abord, ce Borgo Vecchio m’a surprise par son allure de conte aux figures simples et splendides comme celles qui se meuvent sur la scène de l’opera dei pupi tandis qu’une voix extérieure commente leurs actions. Un conte, Giosuè Calaciura en avait déjà écrit un auparavant, ce Conte du bidonville empreint du besoin de magie d’une Afrique en proie à la plus grande détresse. Une soif de recolorer le réel sordide par les sortilèges de l’imaginaire que l’on trouvait déjà au cœur de Passes noires, lamento-témoignage d’une prostituée africaine dans le ventre de Palerme.
Ainsi Borgo Vecchio, dans son originalité, appartient pleinement à cette galaxie de textes où Giosuè Calaciura creuse et creuse obsessionnellement les mêmes réalités à travers des écritures qui se renouvellent et se répondent, entre un réel que l’on pourrait dire « augmenté » et un imaginaire toujours surplombant. Et la beauté de ce nouveau texte, c’est précisément que tout semble s’y condenser en une forme essentielle où la chronique sociale atteint la stylisation de l’opéra.
Tout se joue dans « le Quartier » comme dans un huis clos, dont les protagonistes, jamais solitaires, se détachent du chœur pour venir sur le devant de la scène. D’abord ce trio bouleversant d’enfants, auquel se joint avec force et modestie l’inoubliable cheval Nanà. Loin de chercher à décrire leur psychologie, le marionnettiste Calaciura, par son habileté à les déplacer sur le décor, et à jouer de leurs expressions et mouvements, nous donne à voir ce qui les anime au plus profond. Il en est de même pour les figures toutes proches, véritables types de mélodrame, le voleur magnifique, la prostituée au grand cœur, le traître infâme. Au fond, le chœur, celui des habitants du Quartier dont les membres sont soudés en un même bannissement tacite, un solide égoïsme de hors-la-loi prêts à presque tout, une rébellion pérenne contre les forces d’un ordre social injuste. Et puis partout, les animaux, complices et victimes, personnages à part entière de cette moderne cour des miracles enclavée dans la grande ville.
Mais si cette fresque de la misère et de l’exclusion peut paraître simple de prime abord, sa puissance est due au travail d’une écriture où Giosuè Calaciura tisse toutes les richesses lexicales et syntaxiques de sa langue pour donner à voir en même temps que la trivialité et le grotesque quelque chose comme une dimension supérieure, une transcendance sans nom : l’humain et son destin. Traduire requiert alors de suivre l’auteur dans la précision scénique des mouvements, mais aussi dans le balancement entre des niveaux subtilement entrelacés, les imperceptibles progressions, les soudains changements de registre qui donnent sa force poétique à l’écriture. Ainsi, par exemple, une simple succession de termes appartenant au lexique des sons nous fait passer du « râle » de l’enfant battu au hurlement de la sirène dans le lointain, de l’ici douloureux du Quartier à l’ailleurs désiré.
Giosuè Calaciura, peut-être parce qu’il a été journaliste, sait capter des détails, des instantanés qui font vivre avec force la réalité qu’il décrit. Cependant il le fait souvent à travers un usage décalé de la langue, des étrangetés (« sortir de sa mère par les pieds »), des raccourcis (« pleurer la bière de son père »), des emplois légèrement archaïques ou régionaux qui dé-collent le récit de la chronique contemporaine pour donner à voir plus loin. Son lexique, sa syntaxe portent en filigrane la marque du sicilien et traduire Calaciura, c’est aussi se méfier d’une polysémie où l’italien standard et le vocabulaire insulaire se superposent parfois sans coïncider exactement. Si ce Borgo Vecchio est l’emblème de tous les quartiers déshérités de toutes les villes du monde, il est bien aussi le Borgo Vecchio de Palerme, dont la présence s’inscrit dans des tournures aux implications sociologiques particulières et difficiles à rendre (le « compère » ou le « zio »), dans des références quotidiennes qui sont celles des marchés et des nourritures de rue (les « calletti » par exemple). Et je suis heureuse alors de pouvoir interroger l’auteur, de poursuivre à travers ces strates linguistiques la découverte d’une langue italienne plurielle et d’une Sicile jamais suffisamment explorée.
Mais il n’est pas question de tomber dans le pittoresque. Car, justement, partant du « local », Giosuè Calaciura enfle parfois la description, déborde le réel en longues périodes jusqu’à le déployer en vision pénétrante, grandiose, presque apocalyptique comme lorsqu’un orage violent se transforme en déluge biblique aux accents baroques, comme lorsque la machine narrative s’emballe, les plans temporels se catapultent et la chevauchée douloureuse de Nanà devient une Passion animale, une Passion tout court, celle de tous les êtres souffrants du quartier.
J’ai profondément aimé traduire ce texte-là, spectatrice agissante, critique toujours aux aguets, mais bouleversée parfois jusqu’aux larmes par les tableaux de ce « mystère » qui, comme autrefois sur le parvis d’une église, se joue entre Enfer et Paradis aux portes de la ville, au cœur du monde.

* Lise Chapuis a traduit entre autres Antonio Tabucchi, Giorgio Manganelli, J.R. Wilcock, Marco Lodoli. Borgo Vecchio vient de paraître chez Notabilia.

Lise Chapuis
Le Matricule des Anges n°207 , octobre 2019.
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