Entre Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt, entre 1953 et 1955, Gracq consacre ses vacances d’été (n’oublions qu’il était professeur d’histoire-géographie) à l’écriture. Il ne conservera de ce manuscrit de près de 500 pages qu’un court fragment intitulé « La route », qu’il associera à deux autres fragments dans une œuvre rendue ainsi quelque peu mystérieuse, La Presqu’île, publiée en 1970. Bernhild Boie, à qui nous devions déjà les deux passionnants volumes de La Pléiade, nous permet de découvrir ce roman inédit : Les Terres du couchant s’ouvrent à nous.
Le lecteur familier de Gracq ne s’en étonnera pas – mais peut-être faut-il en avertir les autres : nous ne trouvons ici quasiment aucun événement, les dialogues sont fort rares, les personnages que croise le narrateur ne sont pour la plupart que des figures évanescentes, l’analyse psychologique et moins encore la sentimentalité ne sont du goût de ce romancier sui generis.
Alors pourquoi le lire ? Tout simplement parce que si nombre des romans édités de nos jours s’apparentent à des chansonnettes fredonnées puis vite oubliées, celui-ci, en comparaison, est une symphonie. On hésite, après avoir admiré la richesse et la profusion des images, à proposer les nôtres – mais les phrases de Gracq sont comme les vagues de l’océan, infinies, toujours recommencées, vivantes et éclatantes, d’une légèreté d’écume ou d’une violence tempétueuse. La prose de Gracq est à la fois majestueuse et méticuleuse, ample et rythmée, nous ne cessons de nous émerveiller de la précision du lexique (à vos dictionnaires !), du mouvement – comme de marée – des périodes, et le miracle est bien que rien ici ne pèse mais que l’énergie, le bond toujours nous encourage à poursuivre la lecture. Même cette sorte de manie (qu’il a peut-être empruntée à Breton, qu’il admirait tant) qu’est pour lui l’usage des italiques pour souligner un terme sur lequel il joue, qu’il veut comme moduler, prend l’allure d’une sorte de clin d’œil, la seule familiarité à laquelle consent à se prêter ce souverain des mots.
Le personnage principal, et quasi unique donc, qui est en même temps le narrateur, décide, alerté par des rumeurs d’invasion prochaine, de quitter sa ville, Brega-Vieil, à l’extrémité occidentale du « Royaume », et de se rendre sur les « marches » lointaines, frontières gardées et menacées à la fois, où il espère affronter l’ennemi. « La ville s’endormait, pesante, amarrée par les siècles aux pitons de ses roches de vigie, son poids aveugle tassé au plus creux de ce hamac avachi, dans un bruit faible de viscères satisfaits et dans la respiration assoupie des grandes chaleurs. » La première partie du roman raconte son périple jusqu’à la forteresse de Roscharta – et la seconde le long siège fatal. Ainsi que le précise Bernhild Boie dans sa postface, le roman « se situe dans cette zone rêveuse où Histoire et Mythe, imaginaire collectif et destins individuels s’entrelacent ». Comme dans Le Rivage des Syrtes, nous nous trouvons en des terres un peu « fées », mystérieuses, dans une époque indéfinie, des reîtres moyenâgeux y côtoient des fonctionnaires qui pourraient être ceux de l’Empire austro-hongrois – mais certains indices nous rapprochent aussi de la drôle de guerre qu’évoque Un balcon en forêt, le trouble et l’excitation mêlée de l’attente, la fraternité des hommes rassemblés là et prêts à l’affrontement qui décidera d’eux. Puisque l’essentiel est peut-être ceci : dire la déprise, la rupture des amarres, la « liberté grande », la violence du bouleversement que provoque le choix d’un engagement, le « pas gagné » contre l’endormissement, la routine, tout ce qui fait que les hommes s’ennuient – jusqu’à en mourir. La guerre n’est peut-être qu’une sorte d’horizon, la terra incognita vers laquelle se dirige le soldat, l’engagé – mais lui emporte davantage le voyage même. Les plus belles pages sont bien celles qui ici racontent, décrivent, chantent « la route », qu’il s’agisse de la découvrir à l’aube éclatante ou brumeuse, ou de contempler, au couchant, les éclats et diaprures sur l’illimité qu’elle offre à celui qui la parcourt. Même si la mort est au bout : « Il me semblait que rien n’avait été en vain, et que ce monde était assez grand à la fois pour la fidélité et le désir – plein de départs qu’aucune arrivée ne pourrait jamais démentir, de matins neufs rajeunis par le sang brûlant et la foi gardée. »
Thierry Cecille
Les Terres du couchant
Julien Gracq
José Corti, 259 pages, 20 €
Domaine français Guerre et Terre
novembre 2014 | Le Matricule des Anges n°158
| par
Thierry Cecille
C’est à un festin de mots que nous convie ce récit inédit de Julien Gracq, dans une exploration émerveillée du territoire littéraire singulier qu’il inventa et cultiva.
Un livre
Guerre et Terre
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°158
, novembre 2014.