L’octroi du prix Nobel de littérature à Patrick Modiano est l’occasion rêvée d’évoquer une femme souriante dont une poignée de livres a vu le jour dans le dernier tiers du siècle dernier. Pour atténuer la « divine surprise » qui a fait s’exclamer les plus interloqués que le jury suédois avait commis un drôle d’impair en ne lauréant pas cette année Patricia Grace ou Vladimir Charov par exemple, il n’y a rien de tel qu’un petit rééquilibrage. Et en substance, un coup de projecteur sur la personne et sur l’œuvre de Betty Duhamel assez négligée depuis la disparition de son auteur le 4 septembre 1993. Gérard Guégan lui tire cependant son chapeau dans ses mémoires, Ascendant Sagittaire (2001), et ceux qui l’ont connue ne tarissent pas d’éloge à son propos.
Petite-fille de Georges Duhamel, l’écrivain-éditeur-académicien patron du Mercure de France (où il s’autoédita allègrement), Betty Duhamel est née le 7 septembre 1944 à Paris. En 1970, elle entrait au Bulletin du livre, l’ancêtre de Livres Hebdo, fondé par ses oncles et tantes Evelyne et Jean-Pierre Vivet. Elle devenait plus tard l’attachée des éditions de Jean-Jacques Pauvert, Stock, L’Âge d’homme ou Robert Laffont, avant de créer son agence, NBD, en 1989 avec Barbara Newman. Elle y promouvait alors le naissant Marché de la Poésie ou représentait des auteurs dont elle avait pour sa part déjà quitté les rangs.
Betty Duhamel aura essentiellement écrit entre 1975 et 1983, même si un très beau volume intitulé Les Jolis Mois de May paraît en 1994 aux éditions de Fallois. Son premier livre, Les Nouvelles de Lisette, avait été publié à l’enseigne de L’Atelier du Gué de Martine et Daniel Delort et de leur revue Le Gué. Il connut un beau succès d’estime, reparut en 1983 dans une nouvelle édition reprise en poche (Points-Seuil, 1993) avec des illustrations de Monica Gonzalez San Cristobal. En 1977, un nouveau petit livre, L’Homme-crayon, semblait indiquer qu’une œuvre allait s’inscrire dans le paysage de lettres françaises, peut-être dans le registre des contes ou de la littérature de l’enfance, pour adultes lunaires et doux, mais il ne sera rejoint qu’en 1983 par « La Tricoteuse », une nouvelle publiée originellement dans le numéro inaugural du Gué (janvier 1976). On y lisait que « La mémoire a ses revers comme les médailles, ses regrets et sa volupté secrète », une phrase pleine de sous-entendus qu’on ne peut pas s’empêcher de rapprocher des derniers mots des Jolis Mois de May, où seront évoqués les séjours dans le Finistère chez sa tante Germaine de Néro (May), redoutable « dragon breton » chez qui la jeune Betty passait chaque année ses vacances d’été : « La douleur n’existe pas au ciel, ni la souffrance et le mot nostalgie ne signifie rien. » Dans ce récit « inclassable » (Paul Guimard), digne, ardent et vrai, Betty Duhamel traçait des lignes remarquables « de justesse sur les chagrins, les impatiences, les révoltes, les résignations et les espoirs de l’enfance ». « J’ai passé dix années de ma vie à souffrir en silence trente jours par an » racontait Betty qui ne trouvait de réconfort qu’auprès des petites copines de la plage et de la grande bibliothèque de la sinistre maison de pierre. Faut-il en déduire que Betty avait une prédisposition pour le malheur ?
C’est sans doute tout le contraire, même si elle en a eu son lot. Toujours pétillante sur les photographies qui restent d’elle, Betty Duhamel est une femme pleine de vie. Via son oncle le compositeur Antoine Duhamel, elle écrit le texte de chansons d’amour pour le Suisse Pascal Auberson qui sont publiées en 1974, et va donner deux ans plus tard un roman qui fait date.
Ce livre de 1976, c’est Gare Saint-Lazare ou ennemis intimes. Il raconte sous la couverture blanche de la maison Gallimard ce que furent depuis le lycée les relations de Pauline (Betty) et de Nicolas (Patrick Modiano), relations amoureuses un temps dont Pauline mettra dix ans à se rétablir. Avec l’irruption de Julie, la copine, un lien amical se noue qui prend des allures mauvaises lorsque l’écrivain en herbe délaisse Pauline tout en se repaissant de la perversité de la situation dont il joue. Arriviste en diable et insensible à ce qui n’est pas son « œuvre », il évolue sous son masque d’humilité et de discrétion, cire les chaussures de Raymond Queneau qui lui donne son premier coup de main, tout en fréquentant la vieille droite rance et antisémite des Jacques Chardonne ou Paul Morand. L’un des grands moments du livre est d’ailleurs cette rencontre à La Frette, dans la vallée de Chevreuse, où Modiano l’emmène en visite chez ce modèle repoussant qu’est le Chardonne finissant. Mais il est vrai que Nicolas n’est pas un de ces goys qui n’y connaissent rien. Betty quant à elle semble avoir plus d’admiration pour Pierre Herbart ou Bernard Frank et se sauvera du piège amoureux avec ce livre qu’on ne trouve plus nulle part, au point qu’il est raisonnable de penser qu’on a tenté d’en faire disparaître les exemplaires peu à peu.
Il serait dommage que ne reste de « cette jeune femme un peu rousse et fragile », qui décrit si bien le luron « jouant déjà au bègue effaré en cachant ses ambitions ». Si Betty Duhamel reste un témoin précieux sur les prémices de ce Grantauteur problématique à tous points de vue, il reste dans les nouvelles et les récits qu’elle a laissés assez de belles pages pour lui consacrer une place parmi les écrivains de l’enfance, en particulier. Et qu’est donc devenu le portrait de son grand-père qu’elle avait titré « Jojo l’académique » ? Voilà une autre enquête à mener.
Éric Dussert
Égarés, oubliés Survivre au grandauteur
novembre 2014 | Le Matricule des Anges n°158
| par
Éric Dussert
Petite-fille de Georges Duhamel, Betty Duhamel écrivait sporadiquement. Son unique roman, Gare-Saint ou ennemis intimes, dévoile certains secrets d’un récent prix Nobel.
Un auteur
Survivre au grandauteur
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°158
, novembre 2014.