Il n’est pas simple d’entrer dans les arcanes d’une famille, surtout lorsque celle-ci s’étale sur trois générations, et à moins de connaître parfaitement l’œuvre de William Kennedy (dont les différents romans mettent en scène plusieurs personnages de cette famille) ou de potasser l’arbre généalogique fourni, on est un peu perdu au début. Surtout que Kennedy joue avec le temps, zigzaguant à travers les souvenirs avec une aisance stupéfiante, brassant les anecdotes en suivant une logique souterraine qui force l’admiration. Le narrateur est Orson, dernier mâle de la famille qui a l’immense originalité de s’appeler Purcell et donc de ne pas porter le nom des Phelan. Son père, Peter, ne l’a pas reconnu, ayant des doutes sur la fidélité de sa femme. Orson se traite même à un moment de « whoreson » (fils de pute). Ce qui n’empêchera pas Peter de considérer Orson comme un vrai fils qu’il est peut-être et même les années passant d’établir un contact et une sorte de complicité que peuvent envier beaucoup de géniteurs. Peter est peintre, Orson écrivain. Leur art n’est pour les deux qu’un moyen d’explorer leurs origines, de mettre à nu leurs racines pour essayer de comprendre qui ils sont et pourquoi ils sentent peser sur eux comme une malédiction. Pour cela, Peter peint sans relâche les faits troubles de l’histoire familiale et Orson, qui n’a jamais rien publié, écrit le présent livre et découvre en même temps sa propre histoire. Et c’est peut-être là que se révèle le talent de Kennedy, car ce livre dépasse et de loin la simple chronique. Kennedy ne se prive pas d’avoir de l’humour, de la tendresse, du cynisme, un brin d’amertume, et surtout cette fausse légèreté de surface, apanage d’une certaine littérature américaine, résonnant avec ce qu’il y a de plus intime chez chacun, sa fragilité.
Bien sûr, la galerie de portraits est folklorique depuis Malachie qui a perdu ses « bijoux de famille » et tombe dans un exorcisme atroce jusqu’à Sarah, la vierge puritaine à la morale d’acier qui va jusqu’à fesser Tommy, soixante-trois ans, pour bêtise aggravée. Kennedy n’est pas limité dans la narration, son style, toujours très pur, traverse les conventions, il n’hésite pas à interviewer un cadavre et à nous livrer un superbe dialogue d’amour sensuel entre Orson et Gizelle, sa femme : « Tu es baisirable. » Le summum étant atteint quand, dans un dancing désaffecté, la vieille et digne Molly danse au son d’une valse avec Orson, « chacun amoureux de l’amour manqué de l’autre » avec en surimpression quelques extraits de Finnegans Wake de Joyce. Symbolique.
Vieilles Carcasses
William Kennedy
Traduit de l’américain
par Marie-Claire Pasquier Belfond
338 pages, 150 FF
Domaine étranger La famille Kennedy
avril 1993 | Le Matricule des Anges n°4
| par
Alex Besnainou
Au-delà de la simple chronique familiale, William Kennedy continue son « cycle Albany ». Grotesque, tendresse, panache : amateurs de littérature américaine, voilà un morceau de choix.
Un livre
La famille Kennedy
Par
Alex Besnainou
Le Matricule des Anges n°4
, avril 1993.