J’ai fini de solder ma vie entre deux averses, dans ce jardin de marbre. L’air était tiède et, comme chaque samedi, j’avais lentement remonté l’avenue Kléber jusqu’à la place du Trocadéro et la lourde grille du cimetière. Ce Paris d’avril avait une grâce trouble, comme éthérée, fugitive. Sans doute le froid inhabituel des derniers mois reviendrait-il encore poser ses marques avant la venue de l’été."
D’emblée, Patrick Tudoret donne le ton : la nostalgie, la mort et cette élégance qui caractérise tant le style de l’auteur d’Impasse du Capricorne (La Table ronde 1992). Elégance parce qu’il n’y a pas d’autre mot pour définir la manière qu’a le narrateur de nous plonger dans les méandres de sa vie sans affectation ni apitoiement. Mais sous ce calme apparent, sous cette félicité onctueuse où les mots s’arrondissent pour apprivoiser le lecteur, la haine attend, guette, le chaos s’agite sous la mer de glace.
Le narrateur est peintre. Ou plutôt, il était peintre. Depuis trois ans, depuis la mort de sa femme, les toiles restent irrémédiablement blanches, les pinceaux secs, et surtout l’inspiration de Frédéric Lhomme n’est plus qu’un vieux souvenir.
Ses tableaux, il ne les peint plus, il les vit. Ses natures mortes, il les compose avec des corps, des vrais, avec du tissu, de la lumière, et c’est là ce qu’il y a d’original dans ce deuxième roman de Patrick Tudoret. La beauté semble excuser l’horreur. Elle devient philosophie. Pour Frédéric Lhomme, un meurtre n’en est plus un lorsqu’il est mis en scène, lorsqu’il ressemble à une nature morte. Il devient son œuvre.
On voyage beaucoup dans ce roman. D’abord dans le temps, avec de fréquents retours en arrière, à l’époque heureuse de Claire, morte tragiquement dans un accident de voiture, mais aussi dans l’espace : Paris, Sienne, Blois, Nélie-les-Bains, pour une palette de couleurs fort bien restituées par une écriture juste et précise.
Une histoire également rythmée par des rencontres fortuites au détour d’une ruelle avec un petit garçon, ou au cours d’une noce à laquelle il a assisté malgré lui. Rencontres avec la vie, l’avenir, l’amour, avec ce qui compose le parcours d’un homme ordinaire, toutes ces choses désormais impossibles pour Frédéric Lhomme.
Les Jalousies de Sienne
Patrick Tudoret
La Table ronde
157 pages, 85 FF
Domaine français Morale de la beauté
octobre 1994 | Le Matricule des Anges n°9
| par
Delphine Auger
Un livre
Morale de la beauté
Par
Delphine Auger
Le Matricule des Anges n°9
, octobre 1994.