Apprendre à vivre « avec la douleur, avec la souffrance qui nous mine quotidiennement », résister à ceux « qui ont remplacé vivre par n’importe quoi », voilà l’énergie de Saganash. Cette pièce porte la colère, la révolte et les doutes de ceux qui refusent la résignation. C’est un questionnement sans fin. En même temps, Saganash est écrit comme une intrigue policière avec un véritable suspens. Le lecteur est à la fois captivé et troublé.
Garou, un jeune homme de vingt-deux ans, s’enfuit « sur le toit du monde ». Il disparaît, dégoûté de lui-même, après avoir tenté de tuer son frère. « Sombrer comme une épave. Disparaître. Ne plus faire partie de la société. De la famille. Du mouvement… Ne plus. ». Manuel, son frère, engage pour le retrouver un détective privé, Jeff Bonenfant et son assistante Virginie. Pour tous les trois, cette recherche devient obsessionnelle. « L’attraction d’une personne qui s’en va est incommensurable. C’est une gravité qui vous arrache du sol. Les gens qui disparaissent ont ce pouvoir sur ceux qui restent ».
C’est comme si la disparition de Garou faisait ressurgir les manques des autres personnages, leurs propres incapacités à vivre. De l’Inde où Garou était censé se réfugier, le lecteur est plongé dans l’intimité de chaque personnage.
Jean-François Caron invite même le lecteur-spectateur à mener l’enquête. Ainsi, un dossier constitué de plusieurs lettres est distribué durant l’entracte. Et si le lecteur était lui-même confronté à ses propres « disparitions » ?
L’écrivain s’amuse à multiplier les pistes. Il y a beaucoup d’inventions dans la construction de cette pièce. Ainsi, la première scène est traitée uniquement de manière sonore. « Une détonation. Son écho. Un harmonica plaintif devient un bruit de moteur… lui-même interrompu par un silence très sourd. ». Souvent le réalisme (un répondeur transmet des messages tout au long de la pièce) côtoie l’onirisme (les deux frères dialoguent à travers leurs rêves).
Autre exemple qui peut dérouter le lecteur : une scène de confession très intime est brusquement interrompue par une scène dans un restaurant avec deux autres personnages, puis reprend. Même diversité pour le style. Jean-François Caron utilise tout d’un coup des particularités du vocabulaire québécois (un petit glossaire se trouve à la fin du livre) « Bon, là j’t’écœurée en estie ! Y a toujours ben des ciboires de limites ». Puis, la langue s’exalte. « Je hais la société. Elle manque de courage et d’imagination. Les hommes ont trahi l’univers. L’univers ne leur appartient plus. (…) On ne peut pas se perdre quand les yeux sont infaillibles… »
Il ne faut pas négliger l’aspect politique du théâtre de Jean-François Caron. Dans la préface François Rancillac écrit : « Nourri d’espérance indépendantiste au biberon, Jean-François Caron a grandi en rêvant (…) à un pays libre et différent, un pays à inventer à la mesure de l’idéal et de l’enthousiasme… Pourtant, lors du fameux référendum de mai 1980 (…) le Québec, contre toute attente, recule et dit non à son indépendance. » Selon Rancillac, c’est dans ce refus que le théâtre de Caron trouve son origine. Une situation qui n’est pas si éloignée de ce que l’on éprouve en France où « l’après 68 et l’après 81 désignent l’effritement irrémédiable de tous nos grands desseins. ».
Jean-François Caron est un inventeur de théâtre qui mêle l’intime et le social, bouscule les habitudes de narration avec une belle énergie.
Saganash
Jean-François Caron
Actes Sud-Papiers
118 pages, 95 FF
Théâtre L’énergie salvatrice
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Laurence Cazaux
Avec Saganash, le lecteur mène une enquête qui le conduit dans les tréfonds de l’âme humaine. De l’enquête à la quête spirituelle et politique.
Un livre
L’énergie salvatrice
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.