Avec La Mer des mamelles, Alain Ferry gagne son entrée dans la confrérie des fous littéraires. Voilà en effet un érudit de première, grand amateur de seins et de littérature qui n’hésite pas à mobiliser quelques centaines d’écrivains, pour chanter avec eux ses deux amours. Si le projet peut paraître léger, il faut croire que la matière mammaire conduit facilement à la prolixité. La Mer des mamelles s’inscrit en effet dans la catégorie de ces ouvrages globalisant (ici plus qu’ailleurs…), à l’instar de L’Invention du monde d’Olivier Rolin, où le romancier crée, en sachant son ambition vaine, un univers dense dans lequel pourrait venir se refléter notre propre monde. Et, comme il fallut à Rabelais se plier à la règle du roman médiéval et torcher vite fait une scène de tournoi (Pantagruel chap. XXIX), Alain Ferry se plie à la règle du jour et grime quelque peu son ouvrage pour lui donner l’aspect d’un roman. Un écrivain au patronyme transparent, Ferrigny, s’engage avec l’aide d’un assistant amputé des deux jambes et possesseur d’un seul testicule (l’image de l’artiste aujourd’hui !), dans la rédaction d’un roman d’amour épistolaire dont les principaux protagonistes sont la Bethsabée de Rembrandt et le Gilles de Watteau. Sur ce canevas baroque, Ferry s’en donne à cœur joie pour nous faire toucher les grâces féminines que les hommes de lettres n’ont cessé de coucher sur le papier. Posez sur chaque citation avancée par Ferry des guillemets et ajoutez en fin de livre un index des auteurs cités et vous obtiendrez une véritable anthologie d’un amateur de seins littéraires. Un amateur distingué et lettré en diable, qui connaît et qui aime son Littré sur le bout des doigts. Quand on est soi-même un obsédé de la citation, quoi de plus normal ?
Cet amour conduit même le romancier à utiliser des mots entrés jadis en dégénérescence. Car au-delà du simple tour de force que constitue ce roman, Alain Ferry est porteur d’un projet ambitieux : redonner à la langue française toute sa richesse, redonner vie à ces « vieilles tournures » qui comme celles des érotologues « (lui) picotent la langue comme un armagnac de grand âge ». Il n’y a pas que des seins dans La Mer des mamelles ; on y fait aussi moisson de bon nombre d’expressions anachroniques, piquantes, rondes et gaies. Et parfois même Alain Ferry a le bon goût de donner une explication lexicale précieuse : « Ains m’étaient placées sous les yeux deux grenades éblouissantes comme celles que soulait peindre Auguste Renoir (Littré déplore que ains signifiant mais soit hors d’usage ; s’il était possible de le faire rentrer dans la langue, cela serait à désirer, dit-il, et pour moi un désir d’Emile sera toujours un ordre aussitôt exaucé. Quant à souloir, c’est à mon avis une des plus grandes pertes que la langue ait faites car avoir coutume dont on est obligé de se servir est incommode et lourd) ». Quant aux deux grenades dont il est question, sachez qu’elles sortent du soutien-gorge (« suspensoir » dans le Littré) de Marianne, la servante de l’écrivain. Une servante modelée comme un rêve, érudite et critique (au poil) du livre qui s’écrit : « avec votre hotte de citations, explique-t-elle à son patron, vous me faites l’effet d’un père Noël un peu candide… » et plus loin « vous ne vous êtes pas efforcé de donner à vos personnages un style qui les distingue en propre ». On pourrait reprocher à l’auteur d’en mettre une trop grosse couche. La redondance a ses charmes en anatomie, mais en littérature, elle peut paraître une maladresse.
Reste que ce roman est une merveille qu’aucune relecture ne semble pouvoir épuiser, et la confession qui le clôt « mon livre n’est peut-être que le fait d’un cœur dégagé, désabusé, dépolitisé, que seule la passion des mots et des images livresques peut encore emballer » rend d’autant plus nécessaire sa fréquentation.
La Mer des mamelles
Alain Ferry
Seuil
595 pages, 145 FF
Domaine français Par tous les seins
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Thierry Guichard
Le deuxième roman d’Alain Ferry est nourri aux seins et à l’encre de la littérature. Ses six cents pages joufflues témoignent de la qualité du régime.
Un livre
Par tous les seins
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.