Comme des cailloux, les ténèbres dégringolent sur le crâne de ceux qui s’attardent à percer les secrets de la nuit. Pour Pessoa, son ami intime, « Mario de Sa-Carneiro n’eut pas de biographie : il n’eut que du génie. » Comment en serait-il autrement ? Né en 1890 à Lisbonne, ce météore des lettres portugaises a consacré sa courte œuvre à se mettre en scène, à aller à la rencontre de lui-même pour éprouver, en cette époque achevée de conquête et de progrès, la seule dynamique qui restait à explorer : la mort - et son corrolaire la folie - « voyage pour lequel on n’a même pas besoin de faire ses valises. » A 26 ans, il passa à l’action. Dans sa chambre d’hôtel parisien, rue Victor-Massé, il revêtit un smoking, avala de la strychnine et prit soin de rédiger son faire-part de décès à l’intention de sa fiancée.
« J’ai vingt-deux ans et je crois en rien », écrit-il dans Prémices, son premier livre. « Disons-le bien bas, poursuit-il, si ce n’était les beaux livres de ma bibliothèque et les pages de mauvaise prose que j’écris de temps à autre, il y a longtemps que je me serais tiré une balle dans la tête. » En attendant, Mario de Sa-Carneiro orchestre son anéantissement, regardant la vie, cette « éternelle souffrance » produire des décombres que le temps s’attache à entasser. Ses textes renvoient l’image d’une petite fille, riant de bon cœur en regardant son cerceau dévaler le chemin pour finir sa course dans un trou béant. Dans Prémices, recueil composé de trois récits et d’un « journal intime », sa vision s’ordonne comme un triptyque : le bonheur n’est qu’une illusion fugace, la destinée la compagne puînée du maléfice et le suicide la réponse du courage et de la révolte à une existence impuissante à se sublimer. Une voix certes maintes fois entendue en ce début de siècle mais dont l’écho - le souffle - continue de dépecer la croûte du sol qui se dérobe. Une goûteuse déchéance parfaitement résumée dans le dernier récit, intitulé L’Inceste. Troublant récital de la perversion d’un père transcendant son amour sur les cendres de sa fille aimée disparue. Eblouissant.
Prémices
Mario de Sa-Carneiro
traduit du portugais
par Jorge Sedas Nunes
et Dominique Bussillet
La Différence
211 pages, 120 FF
Domaine étranger Le chant du cygne
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Philippe Savary
Un livre
Le chant du cygne
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.