Après avoir fait une conférence, un soir, dans le nord de la Suède, une jeune femme est hébergée par un auditeur qu’elle ne connaît pas. Elle est spécialiste de la vie des saints et projette d’écrire un livre sur Christophe. Lui s’appelle Hadar. Il est atteint d’un cancer qui ne guérira pas. Il ne vit que pour survivre à son frère haï, son unique voisin, mourant comme lui mais à cause d’un cœur épuisé. Le frère s’appelle Olof. Olof est obèse et ne mange que du sucré. Hadar, que du salé. Ils n’ont personne au monde, si ce n’est ce négatif obsédant d’eux-mêmes qu’ils se renvoient mutuellement. La jeune femme restera plus que la nuit prévue. La neige, la curiosité, l’humain et la pitié la retiendront longtemps. Elle parcourra souvent le chemin qui joint les deux maisons ennemies, confrontant les narrations, dénouant les barbelés du passé. Miel de bourdon de l’écrivain suédois Torgny Lindgren est l’histoire de cette double écoute. Il y sera question d’une femme et d’une autre personne, chargée il y a longtemps de séparer les deux maisons en creusant un fossé ou en construisant un remblai selon que l’on se fie à Olof ou à Hadar (« Un fossé, oui évidemment qui disait remblai disait fossé, quand le fils creusait pour entasser de la terre, du gravier et des pierres, un fossé se formait. »).
Le monde laisse à chacun sa vérité ; en attisant leur haine, Hadar et Olof nourrissent leur amour pour la vie simple, le quotidien amorphe, la durée sans lueur qu’ils s’accordent.
Miel de bourdon est le septième livre traduit de Lindgren et paru aux éditions Actes Sud. L’auteur s’est notamment fait connaître en France avec Bethsabée, qui obtint en 1986 le prix Médicis étranger. Son œuvre est nourrie par les textes sacrés (ici, les figures d’Abel et de Caïn), travaillée toute entière par le thème de la mort, inscrite dans un paysage immuable, rugueux, un nord crépusculaire. Miel de bourdon demeure ainsi confiné dans l’ombre, sous l’éclairage de la mort, où pointent avec lenteur les traits épuisés des personnages. On n’est jamais sûr de les aimer ; pourtant, malgré leur crasse, leur déchéance, leur haine infâme, on reste aussi prisonnier de la neige, de leur pauvre vie dont les derniers jours en tombant semblent libérer la quintessence, dure ou molle, salée ou sucrée comme on voudra, de ce qui fut leur destinée commune sur terre, scellée, leurs liens difformes. La jeune femme est superbement, froidement parfois, cette dentellière agile dans le geste à rebours de défaire la vie, de dénouer les fils jusqu’à des coupures anciennes, échevelées, encore vives.Elle tire par ses déplacements le fil narratif. Elle donne à éprouver par son existence même au cœur de l’histoire, l’impeccable entreprise que constitue le livre.
On imagine bien sûr Bergman, filmant ses bribes de confessions égarées dans leur silence.On se souvient parfois de Duras.Outre les oppositions franches, l’austérité du lieu et le thème de la mort, le livre est aussi fait d’affleurements, d’émergeances brèves à la surface des vies, des sentiments.Même la haine au fond est douce.Elle travaille les corps sans bruit. Certes, Olof savait tout de la mort mais il a oublié : « il tenait à parler d’une époque où il avait su très exactement ce qu’étaient, par exemple, la mort, l’éternité et Dieu, il avait réellement été capable de répondre à n’importe quelle question, mais maintenant il avait tout oublié. » Maintenant, il meurt.
Miel de Bourdon
Torgny Lindgren
traduit du suédois par
Marc de Gouvenain
et Lena Grumbach
Actes Sud
130 pages, 85 FF
Domaine étranger La mort salée ou sucrée
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Christophe Fourvel
Dans le nord de la Suède, l’histoire de deux frères et de leur haine réciproque, à quelques souffles de laur mort. Sobre, sombre, sans un cri.
Un livre
La mort salée ou sucrée
Par
Christophe Fourvel
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.