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Nouvelles Pages arrachées au récit secret d’un séjour en Inde

mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19

« Comment présenter à vos séraphiques essences la rencontre d’un dieu ? Il était faux, sans doute, mais tous le sont, à la fois innombrables et rares.C’était en Inde, dans un coin perdu du Rajasthan, il y a une vingtaine d’années… »Depuis Le Nécrophile (1972), Gabrielle Wittkop a signé une dizaine d’ouvrages, dont le plus récent, Les Départs exemplaires (éditions de Paris) nous valut le privilège de la rencontrer (cf N°18).La luciférienne dame vit à Francfort.

Hippolyte a rencontré au bureau de Poste de M.I. Road le petit représentant canadien qui évoque quelque panaris très soigné, et l’a plusieurs fois aperçu au guichet de la banque. Il voit beaucoup de choses dans ses randonnées, quand pour son propre compte il écoule un thalidomide européen frauduleusement soustrait à la destruction et qu’il prescrit contre le mal de dents.

 Les pauvres ont toujours mal aux dents, dit doucement le petit marchand canadien. Quant à l’hermaphrodite dont je vous ai parlé, c’est à Brahma Puri que vous le verrez, derrière l’échoppe de thé, en face du petit temple de Shiva. Vous chercherez un peu, vous demanderez…
Un vieillard demi-nu lui montre le chemin parmi les rochers couleur de rose, les colonnades qui abolissent toute prunelle, les belvédères coiffés de casques moghuls. Il la guide entre des espaces réels, des surfaces imaginaires, des perspectives combinant des géométries, des équations, des rythmes aussi bougeant sur les lignes d’un poème, perpétuel éclatement, cercles et tournoyantes spirales semblables à la jeune fleur du cotonnier, à la structure du chromosome ou au mouvement des profonds courants océaniques. Pourtant, tout semble sans consistance, densité ni finalité. Toute surface est celle d’une fragile coquille, facile à traverser. L’hiver fuit déjà, les premières mouches se posent sur les lèvres. L’odeur molle des pestes et des excréments vient avec les miasmes du Ramgarh Lake, fange noire et lisse où se mirent des kiosques.
Au chant morne d’une colombe sur un mur, Hippolyte pénètre dans une hutte de planches et de tôle, espèce d’étable décorée de fleurs en papier, d’images pieuses et de serpentins. L’indéchiffrable parentèle entoure un enfant d’une huitaine d’années allongé sur un matelas pisseux que le soleil touche de biais. L’enfant est nu à l’exception d’un embrouillement de colliers, de rubans, d’amulettes, de toute une démêlure ornementale qui lui retombe sur la poitrine. Son épiderme est cendreux avec des pâleurs de vitiligo, son corps à la fois chétif et bouffi, sa chevelure en même temps grasse et maigre. Le front est énorme au-dessus des yeux charbonnés de khôl. On n’entend que la colombe, lointaine maintenant, la toux presque ininterrompue de l’enfant et le marmottement des prières. Hippolyte verse son obole et allume une baguette d’encens fichée dans une bouteille. Une vieille femme à la peau d’un bleu métallique, le bleu sauri de la lèpre, lui passe autour du cou une guirlande de mala. Hippolyte s’approche de l’enfant qui, sur son matelas, semble ne pas la voir, ne rien voir. Sa bouche, son menton, ses ornements sont englués de bave. Ver contrefait et comme momifié au-dessus d’une fente qui peut bien avoir été pratiquée au couteau, son pénis à peine plus saillant que le gros nombril informe, paraît vouloir s’avaler dans l’abdomen.
Le voici donc, le vieux symbole gnostique, modèle de toute perfection, parangon qu’un initié nurembergeois peignit jadis à l’or et au cérumen sur une page concrète, angélique et vêtu de noir, tenant d’une main le bouclier et de l’autre l’œuf universel. J’ai vu un autre hermaphrodite, encore que lui aussi peut-être ne fut-il que prétendu tel. Il y avait au coin d’une boucherie et de la rue de La-Montagne-Sainte-Geneviève une créature à perruque jaune, unijambiste qui racolait, campée sur son pilon, dans une de ces robes de crêpe qui créèrent de hautes coutures surannées, la bouche fardée comme de bétel, les yeux charbonnés de noir, tout adornée de jais et de lapin, un être d’au-delà, éphèbe des cloaques, claquant sa jambe de bois contre le pavé rond et gras. Cela venait, disait-on, d’un bordel du havre pour les gens de mer qui ont tant vu. Parfois, des imperméables mastic, de minables pieds-de-poule ou des prince-de-Galles déchus suivaient la créature vers les coruscantes enseignes de quelque hôtel de passes. L’air était saturé d’une puanteur de fritures, on entendait des querelles, des radios et des cris de mort. On entendait, proche et lointaine, pleurer la Seine.
Sujet à un tic qui lui fait cligner de l’œil à tout moment, l’enfant ramène une autre image, caillou semi-enseveli dans les bourbes du souvenir. Âgée de six ans, Hippolyte avait rendu visite à l’une de ses tantes, absolument muette et dont le visage de Chinois blond était agité d’un tic incessant. Dans ce clignement revenant avec la persistance d’une goutte d’eau, Hippolyte avait senti quelque vicieuse essence, encore qu’elle n’en sut discerner la nature, appel libidineux et certes rattaché au secret, comme celui plus tard éprouvé lorsque pour mieux voir, elle ajustait ses lunettes dans les bouges.
Un homme au visage furieux, un homme couleur de pou, lui fait comprendre que l’enfant est une incarnation de Shiva Ardhanarisvara, le dieu hermaphrodite. Elle l’a vu quelques mois plus tôt, sculpté dans la pierre d’Elephanta, coiffé d’une tiare aux foisonnements infinis, aux pullulations océaniques, aux girantes galaxies, elle a vu le maître des âges, Shiva Ardhanarisvara, le sein lourd comme un pis, la hanche au ressaut rond sous les draperies, le visage mâle entouré de boucles et d’escarboucles, le pectoral gras mais rectiligne et le flanc fuyant droit et la jambe nue et robuste et, caché de bracelets, un bras posé sur le taureau Nandi, l’autre voilé de pudeur et de lin, tenant une rose.
Servile, zélée, la parentèle demande si Madam peut voir commodément et s’offre contre obole supplémentaire à faire uriner l’enfant en sa présence, une curiosité. Il se soulève sans peine, brassant une puanteur de charogne. La vieille à la peau métallique le soutient aux aisselles, tandis qu’une autre tient entre les cuisses du dieu une boîte rouillée, une ancienne boîte de haricots dans laquelle il lâche son eau en gémissant. Puis il retombe sur le matelas, entraînant un dernier filet d’urine, un trait de sang corrompu aussi. Les yeux fermés, il a soudain l’air d’être mort. Dehors, la colombe se tait, creusant un vide. L’homme couleur de pou saisit la boîte et sort, psalmodiant des incantations. L’urine sera bue, certainement. L’enfant soulève ses paupières, son regard passe à travers Hippolyte, indifférent, non sans malignité pourtant, haine même peut-être sous la vitre noire de l’œil : les dieux sont irascibles. Puis il referme les yeux. Le mystère, gros corbeau, referme ses ailes. Hippolyte sort dans la lumière du couchant qui farde les monts, les kiosques, louches coquilles, elle qui aimerait habiter la coquille du nautile cambrien et, nageant en des mers sans âge, portée par des gaz, traverser inconscient et solitaire des distances incalculées, des nuits, de phosphorescentes processions de méduses. Elle sort, s’éloigne, suivie de prières et de lamentations, parmi les mendiants, les volailles poussiéreuses et les crachats.

Pages arrachées au récit secret d’un séjour en Inde
Le Matricule des Anges n°19 , mars 1997.