La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Nouvelles Glissant

juillet 1997 | Le Matricule des Anges n°20

À 37 ans, Pierre Lépagnol travaille pour une agence d’urbanisme et collabore, sur Toulouse à différents magazines culturels comme Ramdam. Il n’a jamais publié malgré une première tentative il y a dix ans. Il avoue deux romans sous le coude. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Pierre Lépagnol ne lit guère de polars. Jamais non plus de S.-F. ou de poésie, mais beaucoup de romans. Il cite volontiers Stig Dagerman pour Le Serpent, Graham Swift pour À tout jamais (Gallimard). Dernier ouvrage acheté : Le Moine Apostat d’Anthony Shafton (Ombres) trouvé à la librairie Ombres Blanches qu’il fréquente.

Aller-retour jusqu’à la pointe où deux pêcheurs, assis et navrés devant Billancourt, n’attendaient rien. L’île est la même, malgré les publicistes, adossés maintenant aux architectes. Deux passages lents devant la maison, à peine appuyés, on s’en tiendra là. Des bourrasques mauvaises montaient du fleuve.J’ai pris par le chemin des vignes, une sente sur le coteau, un entre-deux-guerres révolu, une traboule muletière bordée de friches en terrasses. En bas, Issy écume de verre et de métal comme un escargot qui dégorge. À mi-marches, j’ai aperçu la Cardiane. On s’est croisés, dans le silence des jardins plein de bruine. Toujours là, dans le passage, à rôder, fureter, douteuse, penchée. Vieille torve. Elle s’est coulissé le cou et forcément, elle m’a vu. Elle croit savoir, elle se doute, elle va broder.
Montaud m’attendait déjà devant l’église arménienne, les yeux prêts à mordre. Surpris de me voir arriver par le haut, car ce n’était pas prévu. Montre clinquante, chemise trop blanche, il joue au monsieur ; ses doigts larges sentent le garage, celui, précisément, où Venian est venu le pêcher, il y a quinze ans de ça, jeune arpète, l’avenir en bandoulière. Aujourd’hui, il met des vestes, il empâte.Venian, c’est autre chose. Un malin, le bagout en sus. Il cherchait un gars d’Issy, justement, alors Montaud a pensé à moi. Gras-double au premier abord, mais ne pas s’y fier : c’est un rentré, tout en contenance, avec des mains qui broient ; les bagues, le teint, la quincaillerie un peu loukoum, attention là aussi, un trompe-l’oeil. Là-bas, c’est devenu quelqu’un, Venian, hein ? Montaud insiste là-dessus, histoire de la jouer bras droit.Je lui ai fait mon rapport puisqu’il aime ces mots-là : un pavillon crépi de grisaille, portail cadenassé, marquise étoilée, la courette en ciment plene de fatras. Il y a des rideaux aux fenêtres. Une misère, rien que de l’humide. Déçu, Montaud ne comprend pas bien l’intérêt de ; à moi de lui rappeler que c’est Venian qui.Pas un mot sur la Cardiane croisée dans la sente, je garde ça pour moi.Je suis reparti dans la pluie immobile, longeant les immeubles chétifs, agrippés au lopin. De là-haut, on voit tout, les péniches et les cheminées jumelles qui incinèrent jour et nuit, le grand coude du fleuve et Bellevue, en surplomb. Passage du Panorama, avec du linge qu’on ne se donne même plus la peine de rentrer ! Mais en bas, les bureaux sont déjà dans l’île.Je l’ai aperçue sous le pont de chemin de fer, à l’arrêt, tordue à trafiquer je ne sais trop quoi, des chiffons. Elle descendait. Moi, j’attendais, plaqué sous un sureau qui me gouttait dans le cou. Sur les quais, les milliers de phares du dimanche soir rentraient mais le coteau de Meudon restait noir.Suffirait d’un rien. Elle s’était appuyée contre un muret, comme une forme, tout en contours, à marmonner, en mauvais silence. Le temps pour elle de regagner l’île et sa douleur.En bas, sous les piles du pont, le roncier est profond, un bel à-pic. Je me suis rapproché. Pèse rien. Mouillée de partout mais desséchée, froissée du dedans. J’ai senti ses yeux. Frôlée de l’épaule, touchée, elle a comme basculé, ripé sur le pavé, glissé puis disparu dans les taillis. C’était peut-être une vigne, avant.Je l’ai attendu au café près de la mairie, vers 22 h. Nous sommes partis aussitôt. Depuis les quais, l’île est plate, trop sombre, et Montaud nerveux, cette visite le trouble. Sur l’île voisine, les usines, trop denses, le menacent, et il y est sensible. Son histoire personnelle, bien à lui, revient sans cesse. Je n’écoutais pas.Les volets encore ouverts ne lui ont pas plu. Il renâclait. Comme j’avançais, il a cisaillé la chaîne du portail d’un coup sec, avec métier, sans acharnement. Idem pour la porte. Il devait s’attendre à un regard, un assentiment admiratif. Le carrelage suintait dans la cuisine. L’évier qui perler et la chambre, au bout d’un couloir, comme une éponge, une solitude, une brocante d’effroi, trente ans de malheur. Montaud qui tressaillait, déglutissait, échafaudait. Drôle de tournure, il ne comprenait plus : ces volets ouverts, personne ici, et Vénian qui avait insisté…Bas mais grondant, il m’observait, il n’aimait pas cette île, ni cette autre en face qui l’épouvantait maintenant, à l’avoir trop vue, avec ses verrières en dents de scie pour le labeur, encore son histoire à lui. Comme si son père intéressait encore quelqu’un. Il lui ressemble.La pointe, un éperon de ciment clair où nous étions maintenant assis, rejoints par le fleuve. Montaud silencieux, enserré dans son histoire. Il voulait attendre ! Comme si elle allait revenir, la Cardiane, gorgée de broussailles ! mais je n’allais pas lui dire. Restait à achever. Nous nous sommes levés, debout face à l’autre rive piquetée de lumières, et nous dans l’ombre. Je me suis baissé, les mains crispées, sûres. Il a glissé sans se débattre, happé par son histoire, d’un bloc. Il disparaissait. J’ai fixé le courant, les doigts déchirés, puis j’ai lâché la barre, doucement, et je suis reparti vers les quais.Dans une cabine, j’ai composé tous ces chiffres en litanie. Je les avais toujours avec moi, écrits sur un coin de nappe depuis notre première rencontre. Au cas où. Je tremblais aux premières sonneries, effacées, très loin, puis il a décroché. J’avais attendu longtemps ce moment.

 C’est fait, je lui ai dit, oui, les deux, là, ce soir.
Je l’imaginais debout, le combiné bien en main, face à une fenêtre où le jour n’était pas encore tombé, debout dans un appartement de bois sombre, aux bruits moelleux, à fixer sans voir les voitures qui remontent l’avenue du Parc. Je l’imaginais satisfait ; il n’y aurait plus d’ombre pour surgir et fureter, toujours penchée, à savoir, à supposer. Il devait être droit, debout dans un présent dorénavant limpide, où l’île sombre n’aurait plus jamais sa place. Un nouveau monde.Vénian cherchait un gars d’Issy : je le rejoindrai bientôt là-bas, je me rendrai utile.


Pierre Lépagnol

Glissant
Le Matricule des Anges n°20 , juillet 1997.