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Domaine français Les mots désincarcérés

juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23 | par Christian Molinier

Dans Prison, François Bon, comme un ouvrier habile et attentif, libère le discours informulé des exclus. Et révèle une autre approche de la ville.

Pendant plusieurs mois, tous les mardis, François Bon s’est rendu au Centre de jeunes détenus de Gradignan, près de Bordeaux, pour y animer un atelier d’écriture. Il y avait là, parmi d’autres, un certain Brulin Jean-Claude (c’est du moins le nom qui lui est donné dans le livre), un détenu un peu à part et attachant. Et puis Brulin, libéré, n’est plus venu. Quelques jours plus tard, le surveillant-chef informe l’auteur que « Brulin a été planté ». L’histoire de ce meurtre, telle que le journal local l’a rapportée, relève d’une logique simple et sordide. Brulin s’était installé dans un squat où il avait pris la place de Tignass. Quand ce dernier est rentré, il a poignardé Brulin.
Arrêté, Tignass a été mis à son tour au Centre de jeunes détenus, et il s’est inscrit à l’atelier d’écriture. Cette situation devait engendrer chez l’animateur un malaise insurmontable qui entraînera son départ. « Et comme d’autres mots étaient venus un mardi quelques mois plus tard se glisser dans le texte de celui qui avait les cheveux hérissés, et que ce n’était plus rire mais, disait-il, l’envie de me donner la fin de ma vie, ou bien plus loin, rien à fouler de la vie, celui qui s’appliquait maintenant sur sa feuille et ne riait plus, et moi j’avais décidé de ne plus revenir parce que rien de cela ne me regardait et que c’était trop. »
Mais même une expérience écourtée demeure et peut porter son fruit. Il s’appellera Prison. Ni roman, ni récit, ni témoignage. La dénomination qui convient sans doute le mieux à cet écrit est celle qui figure dans l’avertissement : travail littéraire. Travail dans les deux sens habituels du mot : « acte de production » et « enfantement », et même peut-être dans sa signification d’autrefois : « état de celui qui souffre ».
Le titre du livre ne veut pas dire que son sujet est la prison. Il n’y est question que fugitivement de la vie carcérale et l’on sait gré à François Bon de n’avoir pas rejoint ceux qui, dans une période récente, se sont servi littérairement de ce domaine sans le connaître. Le livre s’appelle Prison parce que les jeunes gens qu’il rencontre s’y trouvent, parce que ce lieu est en quelque sorte leur domicile principal et en tout cas le gîte où ils reviennent après chaque escapade dans le monde extérieur. Mais ce titre a également une portée plus intime. Les corps enfermés recèlent une parole qui est incarcérée au plus profond d’eux-mêmes, une parole reléguée dans un soubassement obscur de la conscience et comme recouverte par leur habitude de lui substituer en guise d’expression le vol, la drogue et la violence.
Ainsi prend tout son sens cet atelier mené par un si subtil contremaître dont le but est de donner passage aux mots : « Et tant pis si les mots adviennent alors dans le bruit ou le tourbillon ou la collision, on les acceptera comme ça, dans la violence même que fait leur pauvreté à la grande langue, si c’est par là qu’elle-même peut apprendre à se reconstruire dans les signes d’aujourd’hui… »
En six chapitres, le livre s’attache à rendre compte de quelques aspects de la vie à la dérive : le destin qui aboutit à une mort absurde, la marginalité, la faute, l’errance et sa solitude, l’isolement. Mais au lieu de partir du sens ordinaire des mots, l’auteur commence par écouter ce qu’ils signifient pour ceux qui les emploient en les replaçant dans leur contexte vécu. Ainsi le mot « foyer ». Dans la langue courante, il évoque la douce intimité, la chaleur vitale d’un lieu à soi, tandis que pour les jeunes détenus que l’auteur rencontre il désigne l’endroit où l’on a été placé dans son enfance et n’est pas séparable de l’idée d’abandon.
En suivant un pareil exercice, le lecteur en vient à comprendre à quel point l’habitude -son habitude- finit par aplatir les mots et, en conséquence, par masquer le réel. Or ce que révèlent les mots de la marge et de la prison -ou des expressions comme celle qu’employait Brulin, « le rejet est venu très tôt pour moi » - c’est à quel point la vie peut être pour certains une suite de jours placés sous le signe de la fatalité et du malheur subi. Les formulations passives de leur syntaxe sont l’image exacte de ce sentiment qu’ils ne peuvent agir en rien sur le cours des choses. Dans une abdication de cette nature, on comprend que même parler n’a plus grand sens.
C’est donc au cœur de cette grande misère que François Bon recueille ce qui se dit dans la maladresse d’une parole naissante mais aussi parfois avec une étonnante justesse, non pas pour le traduire en une langue convenable -pour dire « bien » ce qu’ils disent « mal »- mais pour l’insérer dans une langue harmonieuse et riche qui en préserve fidèlement l’écho et lui donne sa force.
Il est le seul aujourd’hui à réussir cela. Les critiques qui le rapprochent d’écrivains comme Michon ou Bergougnoux, en raison de l’attention que tous trois portent aux êtres dits simples, ne remarquent pas à quel point l’écriture de François Bon est éloignée du style de ces deux auteurs.
Pour parvenir, comme il le fait, à donner voix à l’informulé tapi dans les tréfonds de l’âme des « déchets sociaux », en se mettant à l’écoute de ceux qu’on n’écoute jamais, il faut que la vocation d’écrivain repose sur une assise morale particulière dont la manifestation la plus évidente consiste ici en une compassion dépouillée de toute sentimentalité mais véritablement fraternelle envers le monde d’en bas, approché, entendu, compris, jamais jugé.
C’est ainsi qu’avec une modestie dont son œuvre porte constamment la trace, l’auteur restitue aux mots leur liberté de s’écrire en mettant au jour une langue neuve, souvent belle et vivante, qui nous fait percevoir un coin du réel dans une lumière plus profonde et plus intense.

Prison
François Bon

Verdier
121 pages, 68 FF

Les mots désincarcérés Par Christian Molinier
Le Matricule des Anges n°23 , juin 1998.
LMDA PDF n°23
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