Grèges N°3
La photo de Bernard Plossu, au centre de la page 30 est floue, comme le sont généralement les clichés de ce photographe. Prise de vue arrachée au quotidien qui en révèle autre chose que ce à quoi on aurait pu s’attendre. En vis-à-vis, Arno Bertina tente de mettre des mots sur ce flou-là, sur cette présence qui se dérobe et sur ce qu’elle révèle. La troisième livraison de Grèges, dont la qualité exceptionnelle explique la parution seulement bi-annuelle, est à l’image de cet entre-deux, d’un espace entre évidence et absence.
Déjà, l’Américain Lawrence Ferlinghetti qui inaugure ce numéro, se situe au mitan de deux continents, l’Europe et l’Amérique, entre Apollinaire dont il reprend et parodie Le Pont Mirabeau et ses propres vers, dans un poème dont la linéarité épouse la trace de l’avion supendu dans le ciel, d’où s’écrit ce qu’on lit. La revue, également, noue des liens très étroits entre arts plastiques et littérature en présentant les travaux de Dany Kowalski sur des lettres de soldats de 14 et sa représentation picturale de Verdun, ou sur la scénographie qu’Abdel-Amid Belahou a dessinée pour un diptyque de Koltès. Mélangeant également proses et poésie, Grèges donne une bonne place à des auteurs inconnus mais qui, à en juger par leur réel talent, ne devraient pas le rester longtemps. Les éditeurs seraient bien avisés, par exemple, d’aller lire les Scènes d’un village à haute tension, qui évoquent d’une manière à la fois fantasmatique et fantaisiste un étrange rituel villageois : un homme se propose de s’électrocuter sur une chaise prévue à cet effet, en public. Signé Quentin Lézard (pseudonyme ?) ce texte fait visiblement partie d’une suite. Le seul reproche que l’on pourrait faire aux responsables de la revue consiste à l’absence d’informations concernant chacun des auteurs. On aimerait également en savoir un peu plus sur Bénédicte Destouches dont la poésie, étrange, nourrit des rythmes sans accrocs (« Le soir coupe des têtes et fait tomber les fruits. ») Quant à Pascal Saliba, qui clôt l’ouvrage, sa longue phrase pénètre avec assistance dans une obscurité dont elle apporte elle-même la lumière. Vous ne pouvez pas rater Grèges : des revues présentées par votre libraire, c’est sûrement la plus belle avec sa couverture sur « papier Gunny rough 210 g » et son bois gravé d’Emmanuelle Dufossez.
Grèges N°3 - 94 pages, 95 FF - (14, rue Emile-Zola 34 000 Montpellier)