Romancier, Bertrand Leclair fait partie des rares critiques (il signe à La Quinzaine littéraire) qui envisage son travail comme un combat. Sans armée, autant dire une résistance.
Théorie de la déroute se présente comme une succession de notes qui sont autant d’avancées pour affirmer l’importance politique de la littérature. Refusant la linéarité, le discours lénifiant ou magistral, l’écrivain parle de son ouvrage comme du « roman d’un essai, une fiction d’essai, ou plus exactement le roman d’une théorie. » Il représente en tout cas une tentative de fonder, sur les ruines des avant-gardes et face au totalitarisme de « l’univers communicationnaire », une pensée de la critique. Puisque la littérature est « le lieu même du soulèvement d’une parole singulière dans les plis de la langue collective », elle « réintroduit de gré ou de force du désordre dans l’ordre prétendument aseptisé du collectif. » Elle ne peut donc pas ne pas être politique. L’ennemi de la littérature, c’est la communication pour la même raison que l’adversaire de l’individu, du singulier, de « l’idiot du village global » c’est le collectif anesthésié auquel on souhaiterait qu’il se range.
Dans son essai, où les chemins se croisent plusieurs fois, comme s’il s’agissait pour l’auteur d’arpenter le champ de la réflexion afin que viennent les mots et les pensées, Bertrand Leclair fait souvent le parallèle entre érotisme et littérature. À chaque fois il s’agit de s’ouvrir à l’autre, de l’accueillir en même temps qu’on se laisse saisir, accueillir par lui. À l’opposé de l’érotisme il y a la pornographie (qui circule si bien aujourd’hui via l’internet) : pas de rencontre des âmes mais une mécanique des épidermes.
Reprenant une citation de Deleuze : « créer, n’est pas communiquer, mais résister » Bertrand Leclair excelle à montrer l’absolue nécessité de cette résistance. Son propos fait penser aussi bien au Bernard Noël de La Castration mentale qu’à Michel Surya (lire sa préface à Français, encore un effort si vous voulez être républicains de Sade paru chez Fourbis). Il s’agit bien d’échapper à une éradication du singulier à la vie mortifère qu’on nous propose. S’il évoque plus d’une fois Auschwitz, Bertrand Leclair n’affirme pas vraiment la similitude entre l’entreprise rationnelle d’extermination des nazis et, basée sur la même rationalité, l’entreprise d’extermination à quoi se livre la société communicationnaire. Il laisse entendre que le fossé entre l’une et l’autre n’est pas si large ; on le croit.
Si la littérature n’a jamais été aussi « formidablement vivante », c’est « la critique qui agonise à son propre piège, à se prendre, selon les préceptes de l’univers publicitaire où elle évolue désormais, pour Dorian Gray au miroir d’elle-même. » Comment en serait-il autrement puisque la critique journalistique appartient probablement plus à la communication qu’à la littérature, à moins qu’elle ne joue les casques bleus, mais mandatés par qui ?
De la déroute au malaise, il n’y aurait donc pas loin. Mais la déroute du titre n’est pas celle que l’on croit. La littérature (et avec elle la critique, donc) se doit de dérouter, ou plutôt déroute par nature (comme par nature elle est subversive) la société de laquelle elle surgit. Lire c’est prendre le risque d’être dérouté (ce n’est pas un risque, mais une chance), « sauter hors du rang des assassins » (Kafka).
La société du spectacle a prévu cela et nous alimente en livres pseudo-scandaleux ; et Leclair de citer Stéphane Zagdanski, Renaud Camus ou Marc-Édouard Nabe « purs jouets du vrai-faux scandale érigé en système ». Que peut alors le critique ? Citer les auteurs dont l’oeuvre importe (de Proust à Hélène Cixous, en passant par Joyce, Guyotat ou Linda Lê), bien sûr. Ou finir cet essai par une phrase hors de tout discours, de la littérature en somme. Déroutante.
Théorie de la déroute
Bertrand Leclair
Verticales
182 pages, 98 FF
Essais Contre l’anesthésie
août 2001 | Le Matricule des Anges n°35
| par
Thierry Guichard
Un livre
Contre l’anesthésie
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°35
, août 2001.