Évidemment, on pense à Sarajevo où l’auteur a séjourné un mois, lorsqu’on lit l’histoire de Restonica, la petite ville qui subit les assauts d’une guerre civile. Un des malheurs raconte l’implacable logique de la destruction, des massacres, des viols, des meurtres. Le roman pourrait être aussi bien une pièce de théâtre : pas de descriptions, pas de narrateurs, seulement des voix qui s’avancent et parlent. Des voix de vivants, de survivants, d’agonisants et de morts. En donnant des noms français aux personnages, Emmanuel Darley réfute la part exotique de l’Histoire. Le massacre qui se prépare, sur les collines où s’installent les soldats du général Brûlé possède un caractère universel. René Brûlé a quelque chose à régler avec cette ville qu’il assiège. Quoi ? Peu importe : sa haine sans fondements n’en est pas moins aveugle. On commence par massacrer des enfants partis alerter l’extérieur. Ensuite, ce seront les bombardements, les snipers, les viols. On connaît cela. Le roman alterne les témoignages des assaillants et des assaillis. Il gravit une à une les marches qui conduisent au génocide dans une succession de prises de parole qui tissent des histoires singulières, petits ruisseaux qui feront les grandes rivières de sang. Histoires d’amour décapitées par la guerre, histoires anonymes.
Emmanuel Darley évite le pathos : on sent une retenue dans l’écriture comme si celle-ci, devant l’histoire vraie de Sarajevo, ne pouvait que chercher à se dépouiller de son artificialité. Du coup, le ton monocorde du roman qui jette un voile sombre et pudique sur le récit ne nous bouscule pas autant que l’absurdité de la guerre l’eût voulu.
L’univers plus onirique des deux courtes pièces que publie Actes Sud-Papiers, en esthétisant le propos de l’auteur, possède du coup plus de force que le roman. D’abord réaliste, Qui va là ? est un monologue écrit pour être joué en appartement. Un homme vient chez vous et sous le prétexte qu’il aurait jadis habité là, vous entretient de la mort de sa mère, de son errance perpétuelle de gare en gare, l’urne funéraire de la défunte transportée dans un sac Leclerc. Il se sert à boire, se fait à manger et prendra votre propre identité. Entre la tragédie et la clownerie triste, Qui va là ? sert d’antichambre à l’étonnant Pas bouger. Un décor nu, deux hommes : l’un qui marche, l’autre immobile. Le premier a reçu l’injonction métaphysique de marcher ainsi jusqu’à croiser un cycliste : « Rencontre d’abord un cycliste et on verra après. » Ça fait longtemps qu’il marche ainsi, tout droit, lorsqu’il croise Ming dont le destin est tout autre : « Moi pas bouger ». Ils se parlent un moment par phrases ultra courtes qui accentuent l’absurdité de leur situation, l’un cherchant à comprendre l’autre, l’autre cherchant à ne surtout « pas bouger ». C’est, évidemment, de l’absurdité de la vie qu’il est ici question, avec une ironie cruelle et drôle à la fois qui dépiaute gentiment toute illusion. Ainsi de la naissance de Ming : « Bon, maman, elle, un jour, bouger./ Pondu là moi un jour puis repris place./ Papa aussi, bouger. Venir faire affaire avec maman puis repartir. » Et quand le marcheur demande où sont ces géniteurs peu remuants : « Sont plus. » Notre arpenteur reprendra sa route et plus loin rencontrera un autre Ming : « Moi pas bouger. » Il parviendra à le convaincre de l’accompagner un temps. Comme si ensemble ils pouvaient rencontrer un cycliste ou attendre Godot.
Emmanuel Darley
Un des malheurs
Verdier
216 pages, 15 €
Qui va là ? suivi de Pas bouger
Actes Sud-Papiers
56 pages, 9 €
Domaine français Les voix de l’aburde
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Thierry Guichard
En un roman polyphonique et deux pièces de théâtre, le jeune Emmanuel Darley dessine l’insensé de notre monde, entre guerre, solitude et errances vaines.
Des livres
Les voix de l’aburde
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.