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Intemporels Paysages inhumains

mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43 | par Didier Garcia

Revenu des camps de la mort, Tadeusz Borowski consigne ses souvenirs d’un monde "où les vivants ont toujours raison contre les morts". Un témoignage terrifiant de haine et de lucidité sur notre "siècle maudit".

1922 : Tadeusz Borowski naît en Ukraine. Onze ans plus tard, ses parents, d’origine polonaise, décident de quitter l’Union soviétique pour s’installer à Varsovie. En 1943, partant à la recherche de la femme qu’il aime, il est arrêté par la Gestapo, déporté à Auschwitz avec elle, puis transféré seul à Dachau, où il attendra l’arrivée des Alliés, ne devant sa survie qu’à des contingences temporelles : vers la fin de la guerre, on ne gazait plus les Aryens. À peine libéré des « camps pour personnes déplacées », il publie ses récits sur l’univers concentrationnaire, pavés dans la mare qui lui valent une notoriété immédiate. À 26 ans, ce « moraliste désespéré » (tel que le définit son compatriote Czeslaw Milosz) est considéré comme l’un des plus grands écrivains de sa génération. En 1951, pour des raisons à la fois politique et sentimentale, il met fin à ses jours par le gaz (« Est-ce qu’il ne vaut pas mieux vivre ? » demande le chaufournier de Adieu à Maria… mais encore faut-il, pour ce faire, ne pas se sentir coupable d’avoir survécu là où tant d’autres ont trouvé la mort).
Le Monde de pierre regroupe tous les récits de Borowski, qui avaient été réunis pour la première fois en France en 1964 dans deux recueils (L’Adieu à Maria et Le Monde de pierre). Dans une traduction entièrement revue, après adjonction de trois poèmes et de deux nouvelles qui avaient échappé à la mise en recueil, ce volume présente donc un total de 24 récits.
Le lecteur entre presque en douceur dans l’univers concentrationnaire de la Seconde Guerre mondiale. Le florilège s’ouvre sur un soir de noces à Varsovie : ambiance festive, jeunes gens avinés, on discute. Au fil des conversations, on apprend qu’il y a des rafles dans les ghettos de la ville, que certains personnages ont vu « là-bas » des choses qu’ils ne peuvent rendre dicibles. Mais les lieux deviennent rapidement livides, et le narrateur, qui attend le retour de sa fiancée, l’aperçoit soudain dans un camion qui l’emporte vers les camps de la mort, où « son corps fut vraisemblablement transformé en savon ».
Le recueil sombre alors dans l’horreur. On y suit (on y voit presque, tant les descriptions de Borowski, dépouillées de toute ornementation, s’avèrent réalistes) des prisonniers aidant les SS à décharger les convois qui arrivent sur les quais, avec leurs lots de cadavres, de bébés piétinés, de gens presque asphyxiés, de belles femmes et de vieillards : pour les uns, direction le crématoire ou les chambres à gaz (présentées comme des « douches » aux nouveaux venus, non pas par délicatesse, mais pour que leur déplacement s’effectue dans le calme) ; pour les autres le camp (ici celui de Birkenau), c’est-à-dire les travaux forcés et les humiliations (« la vie dans un camp, certes, mais la vie tout de même »). Commence alors « une journée de travail comme les autres : les camions arrivent, chargent des planches, du ciment, des gens ».
Plus qu’il ne relate, Borowski décrit la vie quotidienne des camps : l’angoisse du soir lors de la « sélection » pour le crématoire, les tortures de la faim (« La faim, c’est quand un être humain regarde un autre être humain en se disant que c’est quelque chose de comestible »), la sentinelle, à qui il arrive de descendre un homme pour tromper son ennui, les exécutions publiques (comme celle de vingt Russes dans l’attente d’un dîner qui n’aura jamais lieu, sauf pour un Juif d’Estonie qui parvient à dérober une cervelle humaine dans leurs cadavres encore chauds), et les propos stupides qui aident à tenir debout (« savoir mener une conversation et la faire durer jusqu’au soir était presque aussi important que la nourriture »). Un quotidien auquel chacun finit par s’habituer, et auquel il faut survivre, dans « l’espoir de voir arriver cet autre monde, de voir rétablis les droits de l’homme ». Et lorsque la paix revient enfin, avec le débarquement des Alliés, cet autre monde ne se présente pas sous les couleurs attendues : il reste toujours la peur (celle désormais de périr par la guerre après avoir survécu aux camps), les tirs aveugles des Américains, et l’incarcération, pour des motifs non moins absurdes que ne l’étaient ceux des SS, par exemple pour « violation des règlements intérieurs du camp américain de ralliement des anciens prisonniers du KL de Dachau, qui consistait à faire cuire des galettes de pommes de terre ».
On s’est bien promptement complu (et l’on s’y complaît encore) à rapprocher l’œuvre de Borowski à celle de Primo Levi. L’intention est certes la même : donner témoignage aux vivants de ce qui s’est produit, se faire le défenseur des morts, et surtout mettre en garde (« c’est le siècle, notre siècle, siècle maudit/ qui lance un appel aux siècles futurs » peut-on lire dans l’un des trois poèmes). La méthode quant à elle diffère vraiment (même si l’on découvre chez le narrateur comme un alter ego de l’auteur) : Borowski ne se contente pas de l’autobiographie ; il témoigne d’une volonté de transposer son vécu dans des récits, ou plus exactement des scènes, prises sur le vif, et où l’intrigue se réduit parfois au seul déroulement chronologique. Et contrairement à ce qui surprend chez Primo Levi, on sent de la haine dans les mots de Borowski, non seulement envers l’Histoire, mais surtout envers lui-même, notamment lorsque sa pensée se heurte à « cette folle passivité » dont chacun a fait preuve, ou à « l’étrange envoûtement de l’homme par l’homme ».
Nul ne s’en étonnera : on ressort ébranlé de ce recueil, commotionné par cette débauche de cruauté et par l’absurdité de cette vie dans laquelle le monde a sombré (un soldat américain souhaite « avoir possédé une femme qui collectionnait des abat-jour en peau humaine »). Alors que l’on assiste, dans l’Europe actuelle, à un dangereux retour en grâce de l’extrême droite (sans parler des groupuscules néonazis qui recrutent çà et là), alors que les Balkans pansent encore les plaies des récents génocides, n’y a-t-il pas lieu de craindre que l’Histoire n’a pas servi, et que le message d’un Borowski n’a pas été entendu ? Raison de plus pour le lire, pour se confronter à cette horreur, qui n’est « guère » qu’une horreur toujours possible.

Le Monde de pierre
Tadeusz Borowski
Traduit du polonais par Laurence Dyèvre
et Éric Veaux
Christian Bourgois
392 pages, 22

Paysages inhumains Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°43 , mars 2003.
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