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Domaine étranger Jusqu’à la folie

mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44 | par Richard Blin

"Le Territoire du crayon" ouvre la part secrète de l’œuvre de Robert Walser, écrivain suisse-allemand mort en 1956 après vingt-sept ans d’internement. Une prose souveraine d’errance, de maîtrise, et parfois de magie.

Le Territoire du crayon

Flâneur professionnel, rêveur impénitent, Robert Walser connut les petits métiers et la bohème. Il mena une vie aussi hasardeuse et déconcertante que son caractère et publia trois romans en trois ans. Les Enfants Tanner (1907), Le Commis (1908), L’Institut Benjamenta (1909). Ils n’eurent aucun succès mais n’échappèrent ni à Kafka, ni à Musil, ni à Walter Benjamin, ni à Max Brod. Placé, à l’initiative de sa sœur, en asile psychiatrique, il y restera vingt-sept années jusqu’à ce jour de Noël 1956 qui le vit partir pour sa dernière promenade. On le retrouva mort dans la neige, une main posée sur le cœur.
De 1920 à 1933, il a couvert, au crayon, d’une écriture microscopique et sans rature, d’innombrables bouts de papier -enveloppes, formulaires, marges de journaux… Ces microgrammes, dont quelques photos nous montrent l’esthétique très moderne (on songe aux premiers collages de Picasso ou de Braque), ont longtemps été considérés comme une écriture cryptée, avant d’être finalement déchiffrés. Peter Utz -l’auteur de Robert Walser : danser dans les marges (Ed. Zoé, 2001), une analyse particulièrement pénétrante de l’œuvre et du contexte dans lequel elle a vu le jour-, en a choisi 77 particulièrement représentatifs.
Il faut dire que cette « exubérance d’écriture déchaînée dans le minuscule » relève d’un rapport au secret et d’un goût pour les extrêmes qui posent quelques questions. Il est facile d’imaginer la concentration et la patience qu’implique le choix d’un tel cadre formel et d’un tel type de graphie. Alors pourquoi un tel détour ? Pour donner à voir la rude besogne qu’est la création ? Pour disposer d’un espace à soi -ce territoire du crayon- où pouvoir s’ébattre et s’éjouir loin des regards désapprobateurs ? Sans doute, car à l’abri de cet espace intime, qui tient autant du laboratoire que du dédale, Walser peut laisser parler sa fantaisie, tester l’acoustique de ses textes, mettre au point cette feinte oralité, ce faux bavardage si caractéristique de son écriture. Il peut défier tous les codes, cultiver l’art de sa bouffonnerie transcendantale. Il est le roi et le maître à danser. « Avec une incoercible liberté verbale, j’en arrive au point où je déclare qu’ici ou là, l’une des vaches au pâturage se léchait l’épine dorsale, ou fouettait la paix ou la douceur du sol avec l’exquise torsade du fouet ou de la queue, et finalement, un tel poème -car c’est ainsi que je considère ceci- composé dans une chambre bourgeoise ne représente-t-il pas tout simplement un effort pour susciter un peu de sérieux chez ceux qui vont en vain s’évertuer à comprendre le présent maillon dans la chaîne de mes écrits en prose, ceux qui se croient beaucoup trop intelligents et ne sont pas capables de garder leur aplomb devant un peu de sottise, ceux qui n’ont pas même encore appris à devenir ignorants, (…), ceux enfin que l’on ne peut presque pas convaincre qu’on a entrepris ici la tentative curieuse et pas totalement inintéressante d’exprimer quelque chose au moyen de quelque chose qui ne dit rien, de dissoudre l’intelligible… »
Labyrinthique, capricieuse, cultivant le paradoxe et l’art de l’improviste, l’écriture de Walser semble poursuivre un but qui serait justement l’absence de but. Écriture qui fait du fourvoiement, de l’esquive et du tâtonnement le principe de sa progression, comme s’il s’agissait de nier toute forme d’utilitarisme, mais aussi de subvertir le sacro-saint modèle du parcours initiatique débouchant sur une meilleure connaissance de soi. Ici, au contraire, Walser, semble initier à n’arriver à rien, un peu comme s’il voulait réaliser, à sa façon, le vœu de Flaubert : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air ».
Cet aspect funambulesque, cette façon d’aventurer sa phrase au-dessus de l’abîme, requièrent grâce et élégance, virtuosité et discipline. Il faut savoir écouter le monde extérieur, entendre ses voix et ses silences, être sensible à tous les tons de l’époque, à tous ses discours. Autant de qualités que Walser sut mettre au service des chroniques -plus d’un millier- qu’il écrivit pour les journaux, et dont bien des microgrammes constituent la première écriture. Ces feuilletons, qui permettaient d’aborder tous les domaines (sauf la politique et l’économie réservées aux pages « nobles »), supposaient une capacité à pouvoir parler de tout et de rien en divertissant le lecteur et en lui donnant l’illusion d’une conversation. Pour créer cette liaison avec le lecteur, et pour enclencher sa machine à paroles, Walser présuppose très souvent l’existence d’un auditeur -de préférence une oreille féminine. Il lui parle d’elle-même, des choses du quotidien, d’événements minuscules dont il tire des étincelles poétiques. Tout ce qu’il voit, lit, entend (voix de promeneurs, bribes de conversation) vient nourrir son texte, l’orienter provisoirement, le nourrir à coup d’associations ou d’échos. C’est étrangement insouciant, toujours divagant. Une prose vaguement hallucinée danse, ou alors dérive, toutes amarres larguées. Errance où le « je » souvent jubile ou s’étourdit au sein d’époustouflants tourbillons. « J’étais en même temps debout et assis, je me taisais et je parlais, et formais deux personnes à moi tout seul. Comme si on ne pouvait pas, avec la plus grande facilité et la prestesse la plus stupéfiante, se lever de la place que l’on occupe et parler debout avec celui que l’on était un instant auparavant, que l’on n’est plus et que l’on reste cependant ».
Flexibilité, virtuosité, Walser, qu’il faut situer entre Gombrowicz et Cingria, s’enivre et nous enivre de l’infinie virtualité de sa phrase. En grand maître de l’illusionnisme et de la « petite prose », il nous invite à une traversée de son Territoire du crayon. N’hésitons pas, c’est l’un des plus inventifs et des plus irrévérencieux de la littérature.

Le Territoire du crayon
Robert Walser
Traduit (remarquablement)
de l’allemand par Marion Graf
Éditions Zoé
400 pages, 23

Jusqu’à la folie Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°44 , mai 2003.
LMDA PDF n°44
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