Dirigée par Pierre-Yves Soucy et accompagnée par un comité fourni (Éric Brogniet, Henri-Pierre Jeudi, Jean-Pierre Cometti, Michel Collot… ), la revue L’Étrangère est installée à Bruxelles. Toutefois, elle ne reste pas cloisonnée en ses frontières, puisqu’elle ne manque pas de s’ouvrir au dehors, à toutes langues, de l’allemand à l’espagnol de la plus lointaine Amérique latine, de la peinture de Barnett Newman à William Faulkner. Aux aguets, L’Étrangère l’est donc, cherchant à rassembler, trois fois l’an, poètes, essayistes, traducteurs, cassant les genres pour toucher l’étrangèreté de l’expérience créatrice. Car « tout reste à dire de l’étrangeté du réel d’autant que la parole qui exprime ce qui n’a pas encore été exprimé demeure étrangère à elle-même ».
Ce N°7 d’automne ne manque pas d’y insister, ne serait-ce que parce qu’il s’amorce par un texte posthume de Jean-Michel Reynard (disparu en novembre dernier). L’énigmatique prosodie qui concentre et tend, comme cryptée, cette prose méditative revient sur le mot « amour » noté par Reynard au détour d’un livre de Du Bouchet. Véritable croche de l’énergie écrite, Reynard tourne autour de ce mot pour consentir : « pas tant d’images que cela en tout même, peut-être, mais jusqu’à quel article, une pratique de la retenue là-dessus ». Ou plus loin, sublime final : « sacrée beauté de la langue des choses polyglottes dans des voix quelquefois/ de « déréliction » : pour ne pas parler mal des gens/ quelquefois au réveil, votre goût de mort dans la bouche, dans le cœur, sur les mots influençables, est le support également ». C’est abasourdissant de vérité et de force, valable pour toute relation de l’écriture aux gens, à la société, à l’autre, à sa propre solitude. Suivent quelques poèmes de Vénézuélien Rafael Cadenas, aux accents politiques et ironiques, hélas pas à la hauteur de son seul livre traduit (Fausses manœuvres, Fata Morgana, 2003), quelques lettres philosophiques de Christian Ruby, assez ardues, sur l’éducation et la culture, méditent pas à pas l’héritage de Schiller. Aussi subtile que Reynard est puissant, on doit également à Elke de Rijcke la première traduction de la poétesse néerlandaise Eva Gerlach (née en 1948) ces superbes poèmes à la syntaxe discrètement tordue, volontiers répétitifs, insistants sur des motifs quotidiens, sont autant de petites focales perceptives intériorisées : « petite veste bleue cheveux collés chaque moment/ il change de dimension presque déjà quelque chose ici/ presque déjà tel que tu ne le vois plus de proximité/ comment sais-tu qui si légèrement te garde ? » ainsi que celle du Hollandais Kees Ouwens, notamment sa très étrange et non moins convaincante adresse au lecteur. Un volume dense et riche en découvertes, en attendant le prochain, consacré à la critique littéraire et artistique.
L’ÉtrangÈre N°7 98 pages, 15 € (Éd. La Lettre volée, Kanal 20, 20, bd Barthélemy B-1000 Bruxelles)
Poésie Aux aguets
octobre 2004 | Le Matricule des Anges n°57
| par
Emmanuel Laugier
Aux aguets
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°57
, octobre 2004.