Le nouveau roman de Jim Harrison s’ouvre sur une page d’anthologie, une scène à la violence biblique. Un fils et son père, blessés tous deux, dérivent sur une barque que le courant emporte. Le père agonise, les deux mains coupées au niveau des poignées… Cette scène hallucinante, on la retrouvera au terme de 480 pages de ce roman touffu et dense, manière de boucler une histoire exemplaire. L’histoire de David Burkett qui sera notre narrateur et celle aussi, métaphoriquement, de l’Amérique, du Michigan.
David Burkett est le rejeton d’une famille riche dont la fortune s’est bâtie en abattant les forêts de cet État que bordent les Grands Lacs. Une famille honnie pour le désastre écologique dont elle est responsable et pour son comportement criminel et méprisant à l’égard des petites gens… Comme si cela ne suffisait pas, David porte une autre culpabilité : celle d’avoir un père pédophile incapable même d’apprivoiser ses pulsions à l’égard de sa propre fille Cynthia. Très tôt, le jeune garçon tente de se mettre en rupture de ban avec sa famille, se réfugiant dans la pêche à la truite, les grandes forêts et, d’abord, la religion. Comme s’il pouvait à lui seul expier les fautes que personne ne vient reprocher à ses ancêtres. Mais, rapidement, sa religion devra s’accommoder de la découverte de la sexualité. Nous sommes dans les années soixante, l’Amérique frétille et les fesses des jeunes filles battent la mesure…
Le roman découpe toute la vie de David en décennies, les années soixante, les années soixante-dix etc., comme le font les magazines… La confession, aussi dense que les forêts disparues (comme si les mots pouvaient remplacer les arbres) ressasse d’une décennie l’autre les mêmes obsessions, la même quête d’une Rédemption impossible. La sexualité libérée des femmes que le narrateur croise, tranche radicalement avec le poids du fardeau qu’il trimballe du Michigan au Mexique en passant par la France… David se lance dans une étude historique, économique et sociale du Michigan comme pour dénoncer les méfaits des Burkett mais il n’avance pas, tourne en rond, hésite et se morfond… Heureusement, la vie physique (le travail de terrassier qu’il prend pour aider un ami, la sexualité, le canotage, les longues marches en forêts) l’arrache régulièrement à son mal de vivre.
Jim Harrison écrit cette histoire avec un style plus français ou russe qu’américain, tout imprégné de psychologie. La dimension proustienne du roman s’accorde étrangement aux paysages sauvages dans lesquels il s’inscrit et les variations émotionnelles, les portraits de ceux que David croise, forment le tissu sensible d’une certaine Amérique où de jeunes filles frêles écrivent de la poésie en lisant René Char, puis s’envolent pour Aix-en-Provence… Mais on ne comprend pas bien comment un personnage qui prétend ne plus vouloir s’intéresser à lui-même peut se disséquer aussi obsessionnellement au fil des pages, plus encore que ne le font aujourd’hui les autobiographes. Victime gémissante de sa propre histoire, marquée par les valeurs chrétiennes du Bien et du Mal, David Burkett mérite quelques coups de pied au culte… On peine à s’émouvoir de ses affres. Et à ceux qui n’ont pas encore lu Harrison, on conseillera plutôt de commencer par Dalva car De Marquette à Veracruz, malgré sa densité, nous fait un peu trop tourner en rond, dans l’attente toujours reportée de cette scène inaugurale. Comme si le livre se lisait à rebours de la jouissance et que le meilleur était déjà derrière nous…
De Marquette
à Veracruz
Jim Harrison
Traduit de l’américain par B. Matthieussent
Christian Bourgois
485 pages, 25 €
Poches Au nom du père
octobre 2004 | Le Matricule des Anges n°57
| par
Thierry Guichard
En donnant voix à un jeune héritier rongé de culpabilité, Jim Harrison dessine une histoire intime de l’Amérique. Entre vice et religion.
Un livre
Au nom du père
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°57
, octobre 2004.