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Domaine étranger Féconde infection

janvier 2005 | Le Matricule des Anges n°59 | par Sophie Deltin

L’écrivain autrichien Hans Lebert (1919-1993) ravive le passé innommable des âmes et des corps. Au cœur de l’abjection, un regard douloureux et intraitable.

On pénètre dans Le Cercle de feu comme un soldat franchit la ligne de front. Pourtant, nous sommes deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le capitaine Jerschek, ancien officier des forces alliées antifascistes depuis l’annexion de l’Autriche en 1938, revient dans sa Styrie natale, où est restée sa demi-sœur, engagée volontairement dans les Jeunesses hitlériennes. Mais existe-t-il encore un chez soi après la barbarie ? Dans le décor d’une nature sublime dont les mouvements cachés ou visibles contribuent à nourrir une atmosphère d’inquiétante étrangeté, va s’ensuivre une confrontation redoutable entre le frère et la sœur. Comme si la guerre était toujours à l’horizon du texte, la promesse d’un Jugement dernier tapie entre les lignes. Car « (…) là où l’infâme se produit, quelques-uns sont désignés, et ils sont comptés. Ils doivent être des exemples (…). Ils sont comptés un à un, ils sont investis de la mission ; ce sont eux que l’œil regarde. Et c’est sur eux que s’abattra la grande patte griffue qui se cache dans l’obscurité ».
C’est alors moins un roman qu’un opéra qu’a composé en 1971 l’Autrichien Hans Lebert, chanteur wagnérien, neveu du compositeur Alban Berg et accusé en 1941 d’atteinte au moral des troupes : une écriture musicale, poétique et fantastique à la fois, ponctuée de crescendo grandiloquents et de silences énigmatiques les seules portes dérobées d’un huis clos éprouvant et inflexible.
Si Jerschek et Hilde incarnent l’histoire d’un pays qui s’est brutalement scindé en deux, l’écrivain s’ingénie à ruiner le confort des positions toutes faites : en concentrant son récit au croisement de l’Histoire collective et de l’expérience intime du désir, la dichotomie entre la « belle âme » et la brute ignoble devient inopérante. L’ambiguïté des sentiments du héros pour sa sœur est là pour dire ce brouillage. Fasciné par cette créature « si étrange et si familière dans (son) obscure clarté », il est pourtant mal à l’aise devant cette femme toujours en quête du grand mâle qui saura la satisfaire. Et qu’en est-il de cette cicatrice invisible, sorte de « lézarde noirâtre » qui sabre le visage de sa sœur, et qu’il interprète comme « la trace d’un mystérieux processus de corruption » ? Y aurait-il un lien entre cette marque et celle de l’insigne décousu (celui de l’aigle du IIIe Reich) qu’il reconnaît sur le costume civil qu’elle porte ? Cela expliquerait-il aussi l’écœurement dont il est pris devant le corps viril de cette « blonde descendante des Huns » et dont l’odeur vient constamment harceler le présent ? Tout l’univers de Lebert est là, dans ce passé nauséabond, qui, au lieu de rester caché, dans l’ombre, s’entête.
Mais de quel secret s’agit-il ? De l’enrôlement nazi de Hilde ? Elle le clame fièrement et ne veut s’en repentir, même si elle maintient le doute sur la nature exacte de son allégeance à l’idéologie totalitaire. À moins qu’il ne faille chercher plus haut, dans cet « immémorial dégoût » d’une filiation monstrueuse, celle qui fait de Hilde la progéniture d’un « sagouin qui a fait irruption dans le nid (…) pour salir sa mère… » un beau-père nazi finalement exécuté par les partisans à la libération. Mais à bien y regarder, ne serait-ce pas plutôt son attirance pour elle, inavouable mais plus forte que la condamnation du mal et le désir de justice ? Attirance qu’un corps à corps primitif, sanglant, vient sceller jusque dans « l’infection ». Ce qu’exprime l’effroyable de l’inceste, c’est ici la contagion du mal par la perte des frontières entre le frère (le vainqueur) et la sœur (la criminelle). Dans une transfiguration diabolique des êtres et des choses, même la maison finit par contracter une maladie mortelle, peu à peu dévorée par un champignon pestilentiel. C’est en fait toute la bonne conscience de ceux qui ont recouvert prématurément leurs crimes en se faisant « de bons Autrichiens, des élèves modèles, des démocrates dans l’âme, d’innocentes victimes » qui se trouve gangrenée. D’où la charge féroce du héros contre l’industrie du tourisme, nouvel avatar d’une « dictature » faisant obstacle à toute prise de conscience nationale par la promotion de représentations lénifiantes du pays.
Certes, dans ce tableau d’une noirceur épaisse, l’espoir d’une rédemption, réelle ou mythique, semble un moment être esquissé dans la fécondité. Comme si le « miracle de la naissance », pour reprendre l’expression de Hannah Arendt, pouvait interrompre la répétition harassante de cette « éternité grise et sans issue où le mal qui s’était produit un jour, se produisait encore et encore et se reproduirait à jamais ». Mais chez Lebert, on ne sort pas de sa filiation, historique autant que biologique ne serait-ce par le sacrifice, l’expiation ultime par le feu qui dévore tout. Dans un final d’une incommensurable brutalité, l’auteur nous assigne à la conscience ambiguë de victime et de coupable tout à la fois. Car telle est la « malédiction » du cercle de feu : « Abel va tuer Caïn, Abel va devenir à son tour un assassin ».

Le Cercle de feu, de Hans Lebert
Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Kreiss
Éd. Jacqueline Chambon, 374 pages, 25

Féconde infection Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°59 , janvier 2005.
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