Dominique Fabre au bar des âmes perdues
Ça commence vite par la phrase qui donne le titre. Celui qui parle s’appelle Pierre et il a fêté ses 56 ans, il y a trois mois : « cet anniversaire ne m’a rien fait, mais ma cinquante-quatrième année a failli me jeter dans la Seine ». Il vit seul et ça l’arrange finalement que ça démarre vite. Parce qu’il est barman au Cercle, à Asnières, et que c’est presque midi, que Sabrina, l’ancienne serveuse est partie, que la nouvelle vient à peine d’arriver quand son patron se fait la belle. C’est le coup de feu, il faut servir fissa les apéros au comptoir, les demis en salle, les plats du jour, et pas plus de deux bras pour tout faire. Ça l’arrange, on s’en doute un peu, parce que ce temps de l’urgence le détourne de penser au temps qui passe plus lentement, mais contre lequel on ne peut rien. Et qu’à 56 ans, quand on vit seul, il y a peu de chances pour que ça s’arrange.
Pierre a le regard aigu, à croire que les solitaires passent leurs yeux à la pierre à aiguiser : il devine ce qui se joue dans le départ inopiné du patron, dans la façon avec laquelle la nouvelle serveuse s’adapte au travail. C’est aussi que la distance entre ses yeux et son cœur n’est pas bien grande : on sent qu’il porte sur les autres une attention généreuse, triste un peu. Puisqu’il est seul.
Et puis, il se fait une haute opinion de son métier de barman, sans pour autant rouler des mécaniques : les habitués, dit-il, « n’oublient rien de ce qu’ils sont, ou les choses qu’ils ont à faire, mais pendant quelques minutes, ou bien une heure ou deux, ils se mettent entre parenthèses, et je porte le nom de cette chose-là, dans leur vie. » Depuis le temps qu’il fait le métier, Pierre est devenu comme l’ami anonyme, celui qui n’a qu’un prénom, un surnom, à Asnières, face à la gare ferroviaire.
C’est un roman qui se lit cul sec et qui laisse ivre un peu, après. Parce qu’il est juste de la première à la dernière phrase, parce qu’il est sans édulcorant, concentré. On lit le quotidien d’un barman sans éclat et pourtant, sans qu’il y paraisse, on touche à l’universelle condition humaine. Sans effet de manche, sans pathos, le livre nous touche au point qu’on aimerait consoler celui dont la voix s’est imposée, cet homme seul qui tente de retenir au final, les feuilles de paie de toute une vie, comme si elles étaient le sable du temps qui passe.
Dominique Fabre excelle à décrire la vie dans un bistrot, en posant sur sa langue des bémols et des accords mineurs. La voix de Pierre n’est jamais forte, elle est toujours juste. Y compris lorsque notre homme évoque les échecs de sa vie sentimentale, des ruines petites qui viennent perturber le sommeil, des regrets éternels comme ceux qu’on dépose sur les tombes. Ainsi, quand il évoque sa dernière compagne, Jacqueline : « on avait acheté le guide Michelin pour l’Italie, mais à ce moment-là j’avais peur de cette vie devant nous et je l’ai quittée avant. »
La fiction a trouvé aussi un moyen de rendre vivant cet arrêt sur...