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Intemporels Les gris-gris de Tutuola

avril 2006 | Le Matricule des Anges n°72 | par Didier Garcia

Une traversée de la brousse pour trouver la Ville-des-Morts et revenir bredouille : un conte initiatique du romancier nigérian.

L' Ivrogne dans la brousse

Voici un récit qui porte bien son titre : d’un côté l’ivrogne, qui n’en est pas moins le narrateur, et qui se soûle au vin de palme depuis l’âge de 10 ans ; de l’autre la brousse, dont on peut supposer qu’elle est celle du Nigeria, sinon de l’Afrique. Et pour réunir les deux : une intrigue, qui ne tient pas vraiment debout. Un jour funeste, Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde (modeste nom de baptême du narrateur) perd son malafoutier, autrement dit celui qui lui préparait son vin. Et avec lui ses amis de boisson. Quoi de plus avisé, alors, que de s’en remettre aux paroles des Anciens ? Puisque l’on prétend que les morts ne vont pas directement au ciel mais séjournent quelque temps sur la terre, le narrateur décide de partir à la recherche du défunt. Le plus beau est qu’il finit par le trouver, après une odyssée de dix ans. Le pire est qu’il reviendra sans lui. C’est tout. On pourrait s’en tenir à cela, en ajoutant que la signature de Raymond Queneau constitue la meilleure garantie quant à la qualité de ce récit (il en a réalisé la traduction en 1953), d’ailleurs tenu pour un des premiers romans africains.
Reste quand même que cette odyssée n’a rien d’ordinaire, comme le reconnaissait Vialatte : « un ravissement sans fin, le triomphe de l’inattendu, du naïf et du merveilleux, un conte de fées, une tartarinade, une épopée, une somme folklorique ».
À chaque fois que le narrateur sollicite l’aide de quelqu’un, il se retrouve avec une mission à remplir, en échange de laquelle on lui promet de lui indiquer le bon chemin (celui qui mène à la Ville-des-Morts, purgatoire où il s’imagine pouvoir reprendre son malafoutier). Il lui faut tout d’abord retrouver telle jeune fille ayant été enlevée au marché par un « gentleman complet », entendez un crâne, qui loue çà et là des membres pour reprendre allure humaine. Grâce à ses gris-gris, il parvient à lui ravir sa proie, qu’on s’empresse de lui offrir en mariage. C’est donc accompagné de son épouse qu’il se remet en chemin, s’enfonçant cette fois fermement dans la brousse, celle où vivent les êtres terribles et les esprits. Une brousse, en effet, mais comme on en voit peu. Celle dans laquelle ils se perdent accueille des palmiers sans feuilles dotés d’une tête fumant la pipe, abrite la Ville-Céleste-D’où-L’on-Ne-Revient-Pas, et où les deux comparses subissent des tortures dignes des peuples les plus barbares. Ce n’est bien sûr pas tout, et à chaque nouvel obstacle les étapes se prolongent, tant et si bien qu’il faut attendre la page 108 (c’est-à-dire avoir passé les trois premiers quarts du récit) pour les voir pénétrer dans la Ville-des-Morts, où les défunts marchent à reculons, et où le narrateur retrouve enfin son malafoutier. On le comprend assez vite : ce dernier ne peut revenir dans le monde des vivants la seule chose qu’il puisse faire pour son patron, c’est lui offrir un œuf (évidemment, pas n’importe quel œuf). Plus bref que l’aller, le retour est semé d’embûches, et s’ils parviennent jusqu’au village du narrateur, c’est encore grâce à des gris-gris qui confèrent à leur utilisateur des pouvoirs surnaturels : transformer sa femme en statuette pour la mettre dans sa poche (non pas pour la surveiller, mais pour la soustraire à ses agresseurs), se changer en courant d’air, ou vendre sa propre mort (ce qui protège définitivement de la mort). Ses pénates retrouvés, il n’aura plus qu’à découvrir l’extraordinaire prodigalité de son œuf.
Le récit est servi par une écriture qui pourrait être celle d’un collégien : elle en a les lourdeurs, les maladresses, les précisions superfétatoires (« celui (ou celle) qui y entre est certain (ou certaine) de ne pouvoir en revenir »), les fautes de goût, la syntaxe bancale, jusqu’à l’emploi approximatif des temps verbaux. Raymond Queneau reconnaissait d’ailleurs avoir eu du fil à retordre avec le texte : « J’ai dû résister à la tentation de rationaliser un récit dont les « inconséquences » et les « contradictions » se glissent parfois dans la structure même des phrases ». Mais là où un collégien aurait écrit malgré lui, Amos Tutuola (1920-1997) s’amuse, alourdit son récit de tautologies loufoques, comme s’il cherchait à jouer avec les légendes et à se les approprier. Au final, on tient un récit truculent, qui séduit par sa fantaisie.
L’Ivrogne dans la brousse est bien sûr beaucoup plus qu’un simple divertissement. Pour l’écrire, Tutuola semble avoir plongé sa plume dans une encre millénaire : l’odyssée du narrateur rappelle celle de l’Ulysse d’Homère, toujours contrarié dans son retour à Ithaque ; l’enlèvement de la jeune fille par le gentleman présente des similitudes avec le rapt de Perséphone par Hadès dans la mythologie grecque ; quant à certains récits, ils pourraient avoir été détachés des Métamorphoses d’Ovide comme des Mille et Une Nuits. En vérité, c’est dans les mythes et les légendes de l’imaginaire nigérian, et plus encore dans ceux de l’ethnie des Yorubas, dont il était dépositaire, qu’il est allé puiser comme pour mieux nous étourdir.

L’Ivrogne dans
la brousse

Amos Tutuola
Traduit de l’anglais
par Raymond Queneau
Gallimard,
« L’Imaginaire »
154 pages, 6,90

Les gris-gris de Tutuola Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°72 , avril 2006.