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Essais L’abandonné du monde

mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73 | par Sophie Deltin

Tilla Rudel nous livre la première biographie écrite en langue française consacrée à l’essayiste juif allemand Walter Benjamin, exilé en France en 1933. Magnifiquement illustrée.

Walter Benjamin, l’ange assassiné

L’existence de Walter Benjamin (1892-1940) a ceci d’exceptionnel que l’unicité du drame personnel qu’elle incarne trouve aussi de quoi refléter celui de toute une génération, d’un peuple et d’une époque. Reconstituer le parcours de ce destin jalonné de ruptures et hanté par le spectre de la « malchance » est d’autant plus passionnant pour un sujet qui avait fait sienne l’idée, issue de la tradition juive, « que chaque homme a un ange personnel qui l’accompagne de la naissance à la mort » – l’ange de la kabbale, le motif le plus autobiographique de Benjamin qui sert ici de fil conducteur. Exercice ardu cependant que de rendre compte de l’itinéraire d’un homme frappé par la « passion » puis la malédiction du « déplacement permanent » dans une Europe en marche vers l’Apocalypse, jusqu’à la frontière « interdite », le 26 septembre 1940 à Port-Bou, à laquelle épuisé et refoulé, le proscrit alors menacé d’être livré à la Gestapo se trouvera tragiquement acculé. « Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir » écrit-il ultimement à Theodor W. Adorno.
Ayant tôt récusé le refuge dans la tradition bourgeoise dont il est issu autant que la célébration béate d’une modernité dont la Première Guerre mondiale est déjà venue annoncer la faillite, Walter Benjamin a toujours fait figure d’inclassable. Rejeté par le système universitaire de la République de Weimar, puis chassé par le régime nazi, Benjamin s’est peu à peu installé « dans l’obscurité d’une vie errante et cachée » selon ses propres termes. Chez cet éternel vagabond, le désir de ville, qu’elle se nomme Berlin, Paris, Naples, Moscou, Riga, Marseille, Copenhague, a vite fait de devenir une expérience à la fois cognitive, esthétique, existentielle, sinon rêvée – Jérusalem et New York « anticipée(s), jamais atteinte(s) »… Comme si pour ce théoricien travaillé aussi bien par le matérialisme dialectique (« un marxiste convaincu » dira Bertolt Brecht) que par la mystique juive (un « penseur messianique » pour Gershom Scholem), seul l’art de s’égarer dans l’espace et le temps pouvait aiguillonner une pensée déjà fiévreuse, intranquille et résolument décalée. Et ce avant même que l’Allemagne ne lui soit interdite dès 1933. À ce titre, s’il n’est pas le seul à avoir fui (J. Roth, H. Mann en France, puis plus tard, Brecht au Danemark, F. Werfel en Espagne, S. Kracauer, Adorno aux États-Unis), Walter Benjamin représente un exemple singulier du positionnement de l’intellectuel juif dans le champ culturel des exilés allemands. « La vie parmi les exilés est insupportable, (…) s’en créer une parmi les Français n’est pas réalisable » confie-t-il à Scholem depuis son exil parisien. Doté de peu de visibilité et marginalisé par rapport aux autres émigrés (« pires que les boches »), il sera impuissant à juguler sa misère matérielle et physique croissante, en dépit de quelques contacts dans le milieu culturel français, ainsi que de la maigre bourse mensuelle et des efforts constants d’Adorno et de Max Horkheimer à lui faire obtenir une place à l’Institut de recherche sociale (replié alors à New York, matrice de la future École de Francfort). Durant cette « longue descente en enfer », le nouvel apatride continue vaille que vaille à écrire, quitte à emprunter un pseudonyme, et s’emploie à poursuivre l’analyse des formes et des processus culturels de la modernité, entamée dans sa réflexion sur le concept de la perte de l’« aura » de l’œuvre d’art, étayée avec une fulgurante lucidité dans son essai Expérience et pauvreté (1933), et portée à son paroxysme dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935) et son livre sur les passages parisiens.
L’admiration qui sourd de cet ouvrage est nimbée de mélancolie. On en conviendra, l’écriture ne manque pas d’enrichir sa matière et son analyse au fil du remarquable et abondant travail iconographique : les tribulations de Benjamin décrites par la biographe en acquièrent comme un poids amer, une sorte de ralenti douloureux vers un destin qui semble être inexorablement scellé au coin de « la pureté et la beauté de l’échec ». Les documents tragiquement démembrés font figure de pièces épargnées, vestiges miraculeux d’un passé définitivement englouti. Ainsi de sa collection de jouets d’enfants ou de son certificat de décès, dont le nom et le prénom ont été inversés par les autorités espagnoles. Quant aux portraits réalisés par son amie Gisèle Freund, montrant un Benjamin en sursis, l’air grave et le regard tourné vers l’intérieur, ils sont bouleversants.
Le système d’échos qu’instaure la confrontation du texte aux images, lettres et autres clichés n’est que plus pertinent pour un écrivain dont la mémoire, en soi éclatée et fragmentaire, n’a dû son sauvetage qu’aux amis et aux relations qui l’ont préservée de la dispersion voire d’un anéantissement certain : ainsi du manuscrit des Thèses sur l’Histoire confié à Hannah Arendt, ou celui, inachevé, de son Livre des passages caché par Georges Bataille dans une simple valise à la Bibliothèque nationale en 1940. Valise dans laquelle on retrouva également le tableau de Paul Klee, l’Angelus Novus « témoin fidèle de son exode » dont Benjamin ne put jamais se résoudre à se séparer. Jusqu’à sa mort.
Sophie Deltin

L’abandonné du monde Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°73 , mai 2006.
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