Si l’individu accède parfois à une juste vision rétrospective de sa propre existence, il demeure démuni pour comprendre ce qui, dans le monde où il vit, advient, au-delà de lui : l’Histoire. Pasternak écrit ainsi : « Personne ne fait l’Histoire, on ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser. » Zinaïda Hippius, dans ce volumineux Journal écrit entre août 1914 et décembre 1919, doit naviguer (seul l’exil, à la fin, lui permettra de ne pas s’y noyer) entre les flux et reflux, tempétueux souvent, de cette période – historique s’il en est – qui voit se succéder la guerre contre l’Allemagne, les deux révolutions (de février puis octobre 1917), l’installation au pouvoir des bolcheviks, la paix « obscène » de Brest-Litovsk et enfin la guerre civile. Essayiste et poète symboliste, figure-clé de l’intelligentsia, proche de personnalités aussi diverses que Blok, Diaghilev ou Boulgakov, elle est, plus que d’autres, armée pour décrypter et raconter ces événements. Bien entendu son christianisme teinté de mysticisme la sépare d’emblée de ces athées que sont Lénine et ses « bandits », son élitisme la pousse à mépriser « les troupeaux incultes » qui les soutiennent, et il lui échappe à quelques reprises des injures malsonnantes contre le « youpin » Trotski-Bronstein – mais elle parvient à conserver presque toujours une admirable lucidité face à la « démence neigeuse ». Elle peut ainsi rendre compte de l’alternance, fascinante et énigmatique, de moments de brusque rupture et de phases d’indécision, où le temps semble se figer, avant qu’un nouveau sursaut vienne relancer la course folle. Si les bolcheviks sont l’objet de sa haine méprisante puis de son effroi, elle est également une analyste perspicace de la faiblesse du tsarisme ou des erreurs de l’Allemagne, et une portraitiste acerbe, fustigeant la lâcheté, l’immobilisme et même la bêtise de la plupart de ceux qui ne pouvaient donc qu’être vaincus.
Thierry Cecille
Journal sous la Terreur de Zinaïda Hippius - Traduit du russe par M. Gourg, O. Melnik-Ardin et I. Sokologorski Anatolia/Le Rocher, 535 pages, 20 €
Essais Marée rouge
mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73
| par
Thierry Cecille
Avec lucidité et parfois aveuglements, Zanaïda Hippius (1869-1945)
témoigne de la fin du tsarisme et l’accession au pouvoir du bolchevisme.
Un livre
Marée rouge
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°73
, mai 2006.