Aujourd’hui encore, malgré la trépidante post-modernité qu’affichent des Italiens parlant fort dans leurs portables et des Italiennes minaudant derrière leurs lunettes de soleil multicolores, il est possible, pour qui arpente, recueilli, les hautes rues aristocratiques ou les venelles moyenâgeuses de Ferrare, de se retrouver en un passé lointain : le monde de Bassani. Dans le silence mélancolique du cimetière juif déserté que vous ouvre un lent vieillard fatigué, sur les remparts aux herbes folles où se découvre un large panorama sur la campagne à vos pieds, devant le château des Este, d’un mystérieux rouge sang, vous vous apprêtez à croiser l’un de ses personnages et le trouble vous prend, comme en ces réminiscences que la vie, parfois, vous offre de votre propre passé. C’est en effet à une telle expérience de résurrection que se livre Bassani : la mémoire involontaire vient réveiller, selon la théorie qui sous-tend toute la Recherche proustienne, l’effort de reconstruction que va tenter l’écriture.
Le monde (là encore comme chez Proust) est celui de l’enfance et de l’adolescence : Bassani (né en 1916) a vécu à Ferrare, au sein de la bonne bourgeoisie juive largement assimilée, jusqu’à ce que la guerre, la résistance au fascisme (il adhère à l’organisation Giustizia et Libertà, que rejoindra un peu plus tard Primo Levi) et le choix d’une carrière littéraire l’en éloignent. C’est à Rome, principalement, qu’il vivra dès lors, reconnu d’abord comme poète puis comme romancier et essayiste. Directeur pendant de longues années de la prestigieuse revue Botteghe Oscure, il sera un des premiers à reconnaître le talent de Pasolini (qui deviendra son ami) et bien plus tard l’inventeur de Lampedusa et de son Guépard. Cependant, ce n’est qu’assez tardivement qu’il se confrontera à cette tâche : mettre en mots et dans une forme adéquate ces histoires et ces personnages qui jusque-là n’étaient que des ombres fantomatiques et entêtées dans sa mémoire. Il lui faudra ainsi une vingtaine d’années de lente élaboration avant de parvenir à la version ultime de Lida Mantovani, nouvelle qui ouvre son premier recueil Cinq histoires ferraraises. Ainsi que l’écrit Pasolini dans un article ici proposé en guise de préface : pendant de longues années « c’était la préhistoire d’un homme qui ne pouvait pas objectivement regarder la réalité en face, parce qu’il était persécuté, exclu, considéré comme indigne de vivre ». Mais Bassani ne cessera plus, ensuite, d’explorer ce gisement, en variant les approches et en osant, peu à peu, s’introduire lui-même dans cette re-création : « Désormais Ferrare était là. À force de la caresser, d’enquêter sur elle, je pensais avoir réussi à la mettre sur pied, à en faire petit à petit quelque chose de concret, de réel, c’est-à-dire de crédible. C’était beaucoup, pensais-je. Mais peu à la fois… Au stade où j’en étais, Ferarre, le petit univers marginal que j’avais inventé ne me révélerait rien de nouveau. Si je voulais qu’elle...
Événement & Grand Fonds Le tissu de mémoire
juillet 2006 | Le Matricule des Anges n°75
| par
Thierry Cecille
Rassemblée selon sa volonté, voici la totalité des récits et romans de Giorgio Bassani, sa matière de Ferrare, vision mythique et nostalgique d’un monde perdu puis retrouvé par l’écriture.
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