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Poésie Ici ou ailleurs

octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77 | par Marta Krol

Persécuté puis déporté en Sibérie où il mourut, le poète Ossip Mandelstam (1891-1938) avait dénoncé avec vigueur l’aberration de la réalité stalinienne. Ce fut surtout un « sismographe sensible » du siècle dernier.

L’éditeur ne s’est pas trompé. Pourtant l’affaire pouvait paraître tangente, avec ce texte éminemment circonstancié qui porte, avec toutes ses références à l’affaire qui l’a engendré dates, noms, allusions, arguments, les risques de sa propre obsolescence. Mais non. Au-delà de l’anecdote et encore, elle est plutôt la quintessence d’un temps sinistre, La Quatrième prose est un formidable morceau de littérature, et on comprend bien que tel devait être l’enjeu de l’auteur, étant entendu les raisons qui l’ont poussé à ce travail. En 1928, Mandelstam est accusé à tort de plagiat, lui qui déjà cumulait les défauts en sa qualité de juif obstinément fier de l’être, et d’un bourgeois intellectuel dont les convictions révolutionnaires paraissaient suspectes. Une avilissante campagne de tout l’establishment littéraire soviétique se déchaîne. En réponse, jaillit une prose dont la vitalité ironique et capricieuse, coudoyant les grands textes russes (Tolstoï, Pouchkine, Essenine, Gogol) sans débrayer avec les réalités de son aberrante époque, emporte dans un flot de pure poésie. Elle rappelle l’ambiance calmement délirante de son contemporain Boulgakov, où l’imaginaire populaire et le legs littéraire permettent de structurer des prises de vue interdites, celles sur un quotidien nauséabond. Cette écriture est à la fois altière dans sa conduite racée d’un haut style, et émue lorsqu’elle laisse transparaître la souffrance qui la sous-tend. La touche est tantôt appuyée : « J’ai été enlevé par une bande grinçante de romanos malpropres… », tantôt suspendue : « J’aurais pris mon courage dans une corbeille d’osier jaune… » Partout, elle traduit la révolte contre le monde hideux avec son « rêve de bonheur universel incarné en foyer permanent avec buffet ». Révolte, toutefois, largement étayée ; deux recueils d’articles qui complètent le volume font comprendre l’ampleur de la corruption, de l’incurie et de l’obscurantisme du milieu. Toute la chose littéraire, la nôtre, y passe : la traduction (« Il fut un temps où des égaux traduisaient leurs égaux, se mesurant dans l’éclat d’une langue, lorsque la traduction était la greffe d’un fruit »), la poésie, envahie par des rimailleurs « esthètes survivants » ou bien qui « éructent des gros mots », la critique, censée être informatrice éclairée de l’opinion publique, enfin l’univers quasi mafieux des écrivains autorisés dont « Il n’est pas possible de publier sans conséquences des centaines de milliers de livres non respectés, non respectables ou semi-respectables, même s’ils se vendent, même si c’est à grand tirage » !
Le Bruit du temps serait quant à lui une « première prose » de Mandelstam, motivée par un dessein purement littéraire et quasi baudelairien : « épier le siècle, le bruit et la germination du temps ». Bien que l’auteur se défende de parler de lui, le livre est entièrement irrigué d’une subjectivité qui se souvient. Si pour un « intellectuel de médiocre origine la mémoire est inutile, il lui suffit de parler de livres qu’il a lus, et sa biographie est faite », pour Mandelstam la nécessité d’une mémoire intellectuelle est aussi évidente qu’impossible, tellement il se sent englué dans le fossé familial, dans les archives domestiques. Du « monde matriciel » judaïque qu’il craint et qu’il fuit, rien n’est à sauver : cloaque et chaos, coutumes sinistres et ineptie vulgaire, on est soulagé, devant ce manque d’indulgence, d’entendre une fois l’auteur parler d’un « folklore juif russe qui coule en épais ruisseau de miel ». En même temps, la société de Saint-Pétersbourg, son snobisme finlandais et letton, le creux de ses institutions et loisirs, ses piètres connaissances littéraires ou politiques, apparaissent à travers une verve descriptive délectable. Quelques portraits de personnages sont des exemples du genre, avec leur art de zoom et un sens du détail évocateur. L’aptitude à construire rapidement un champ sémantique pertinent (par exemple, sur quatre lignes : stagner, moisi, pourrissant, lourd, effluve, âcreté, acide) rend la plume aussi sensible qu’une pellicule. Son intelligence nerveuse est capable d’humour mais, plus encore, de cruauté. Jamais le piège d’un thème confortable, comme celui de la bibliothèque familiale Perec, Borges, Eco, qui ne s’y est pas mesuré ? ne l’entraîne dans son gisement de stéréotypes. Ainsi de cette esquisse « La bibliothèque », polyphonique, subtile et aiguë, où résonnent avec justesse les thèmes de l’enfant, du couple parental, du parallélisme de deux langues et cultures, de la littérature en travail, de l’enseignement même.
Cependant, la question clé reste ouverte : « Que voulait dire ma famille ? Je ne sais. Elle était bègue de naissance et cependant, elle avait quelque chose à dire ». Le questionnement n’aura pas laissé indifférent, à l’autre extrémité du siècle, un Philippe Beck qui en reprend les termes mais non pas les valeurs : « L’épopée/ des souvenirs/ domestiques/ a vécu./ L’intellectuel/ esclave/ de maintenant/ écarte/ à sa manière/ le passé/ qu’il a en tête./ Il parle/ des livres/ qu’il a lus,/ et sa biographie/ est faite*. » Articulation d’un problème, résistance de formes, énergie d’un texte : voilà qui établit, des années plus tard, la valeur d’une écriture.

Marta Krol

* Dernière mode familiale (Flammarion, 2000)

Ossip Mandelstam
La Quatrième prose et autres textes
Traduit du russe par André Markowicz
Christian Bourgois, 147 pages, 6
Le Bruit du temps
Traduit du russe par Edith Scherrer
Christian Bourgois, 154 pages, 6

Ici ou ailleurs Par Marta Krol
Le Matricule des Anges n°77 , octobre 2006.
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