Ils sortent de l’ombre, s’avancent devant nous et parlent. Ils ont tué, violé, massacré, ou ils ont été violés, ils rêvent de tuer leur femme, leur mari, leur enfant. Ils sont d’aujourd’hui, d’hier, de demain. Parfois, ils ne parlent pas : on expose pour eux ce qu’ils sont, ont vécu, vont vivre. Tous semblent porter les stigmates de notre époque : ce sont ici ces gamins qui massacrent et castrent un enfant, une femme écrivain qui s’ennuie, là une autre, victime de la nécessité de séduire « de plus en plus fine et fuselée, en cas d’incendie on pourra l’évacuer par la bonde d’un lavabo. » On passe d’un footballeur assassin « qui avait un revolver en bandoulière sous son maillot » à un enfant qui subit la perversité de ses parents sans qu’il y ait forcément un rapport autre que le hasard des textes. Ce sont des solitaires tous, enfermés en eux comme fous dans un asile. Ils sont pathétiques, émouvants, repoussants, ils effraient ou font rire. Régis Jauffret passe vite sur eux, en toujours une page et demie, on les voit cependant assez pour les saisir tout entiers, comme si quelques lignes suffisaient pour les faire jaillir en nous. Ici ou là, certaines pages font comme des oasis hors du temps : c’est Balzac (ou celui qui se prend pour Balzac) évoquant George Sand : « Elle ne vidait pas les lieux avant que je l’aie sautée tant bien que mal, avec l’horrible impression de me livrer à la zoophilie, tant elle ressemblait, si j’ose dire, à un bovin du beau sexe. » C’est la parodie de tel ou tel écrivains qu’on pense reconnaître.
Dans cette nef des fous aux mille pages, le lecteur peut décider de tout lire, sans s’arrêter et faire ainsi une plongée hallucinante dans une humanité malade, proche et grotesque où certains, les nuits d’insomnie, relisent les faire-part de décès de leurs amis « pour dissiper (leurs) angoisses et (s’)endormir paisiblement comme un enfant que sa mère vient de bercer ». Il peut aussi choisir de picorer ici ou là quelques textes, comme des éphémérides : au final, il est peu probable qu’il puisse d’endormir « paisiblement » tant alors la foule éveillée en lui fera entendre ses murmures, ses râles, ses cauchemars. Mais il pourra toujours en rire, comme on se pince. Et applaudir le magicien dont les marionnettes semblent de chair et de sang.
Microfictions de Régis Jauffret Gallimard, 1024 p., 25 € (en librairie le 18 janvier)
Dossier
Régis Jauffret
La nef des fous
janvier 2007 | Le Matricule des Anges n°79
| par
Thierry Guichard
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