La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Domaine étranger Le crépuscule des âmes

février 2007 | Le Matricule des Anges n°80 | par Jérôme Goude

Dans ses " Mémoires de Hongrie ", fresque historique antinazie et antistalinienne, Sándor Márai (1900-1989) analyse les ravages irréversibles de l’humaine cruauté. Une œuvre éthique inestimable.

En mars 1944, la Wehrmacht envahit la Hongrie. Flanquée de pronazis hongrois, elle assiège Budapest, pousse Miklós Horthy à la démission et nomme le chef des Croix Fléchées, Ferenc Szálasi. Bien que maints intellectuels de l’Est européen aient été contraints à l’exil, Sándor Márai se contente d’échapper à la traque orchestrée par les sbires du Troisième Reich en se réfugiant dans un village sis à la lisière du Danube. Ce jusqu’à la libération de la capitale par l’armée soviétique en janvier-février 1945. Confronté à la « bolchevisation » de la Hongrie qui, suite aux accords de Yalta, est livrée à la Terreur stalinienne, Márai émigre dès 1948. Il finit par s’installer sur le continent américain où, à l’instar du nouvelliste autrichien Stefan Zweig, il se suicidera.
Les Mémoires de Hongrie couvrent cette période charnière de la vie de l’écrivain hongrois. Après s’être penché sur les conséquences de la Première Guerre mondiale et le déclin de la bourgeoisie hongroise du début du siècle dans Les Révoltés puis Les Confessions d’un bourgeois, Márai dépeint l’inéluctable agonie de la société budapestoise. Une société qui, après le traité de Trianon (1920), n’était déjà plus qu’ « un ersatz, son étiquette un succédané artificiel, ridicule et pitoyable » et qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, a perdu tout ensemble ses repères et sa hiérarchie. Ni brûlot ni pamphlet, ces Mémoires constituent néanmoins un témoignage sans concession : « Loin de se lamenter, tel un Job sur son tas d’immondices, la ville en ruines, couvertes de plaies mal cicatrisées, bouillonnait de haine. »
Au cours de l’âpre cohabitation avec l’armée russe, Sándor Márai se livre à l’observation et à l’analyse de quelques soldats. Protégé par son statut d’homme de lettres, il étudie en catimini qui un Biélorusse, qui un Ukrainien, et soumet l’hypothèse selon laquelle « cette grande expérience de la société collectiviste, qui vise à priver l’individu de sa conscience, toujours critique, pour la conduire vers une conscience « communautaire », n’était possible qu’en Orient. » À la manière d’un Michelet, l’auteur des Braises et de L’Héritage d’Esther s’intéresse surtout aux acteurs anonymes de l’Histoire. Qu’il décrive le sort tragique des « petites gens », celui d’un « boulanger d’origine souabe » ou bien celui d’un concierge, qu’il ironise sur la couardise d’ « intellectuels névropathes » et sur la « cruauté institutionnalisée » des agents de la Sûreté de l’État, Márai trouve toujours le ton juste. Peut-être parce qu’au-delà de l’approche strictement historique et sociopolitique, les Mémoires de Hongrie sont l’œuvre d’un très grand écrivain.
D’aporie en aporie, Sándor Márai y poursuit une réflexion éthique sur la fonction de l’écrivain face à l’Histoire « arbitraire, capricieuse et imprévisible ». Une réflexion habitée par les « fantômes de la remémoration » que convoquent, entre autres, les tombeaux de Dezsó Kosztolányi et de Gyula Krúdy. De l’éloge bouleversant de ces poètes magyars découle une apologie paradoxale de la langue hongroise ; cette langue isolée, « famélique, maigre et osseuse » qu’ils fertilisent au moyen des langues d’origine indo-européenne. Cet hommage aux lettres hongroises éprises de traductions et de savoirs, de même qu’une diatribe contre l’ « engagement » de l’écrivain selon Sartre, ne sauraient masquer une évidente nostalgie des « humanités ». Un peu plus avant, Márai n’évoque-t-il pas Érasme, Pirckheimer et Thomas More, ces humanistes qui « voulaient que l’homme soit à la mesure de toute chose et que son point de vue l’emporte sur celui des systèmes religieux, politiques, économiques et sociaux » ?
Alors que des « scribouillards serviles » consacrent l’idole communiste, Sándor Márai soliloque et s’interroge à la fois sur l’impossibilité d’écrire et la responsabilité de l’écrivain silencieux. Censuré, puis menacé par les « conspirations » ourdies par les petits lieutenants de la République populaire, il traverse alors une crise sérieuse, la « nuit obscure de l’âme », et remet en question son existence caricaturale d’ « écrivain bourgeois ». Les Mémoires de Hongrie conjoignent en effet analyse historique et sociale, confession et autoanalyse.
Si Sándor Márai constate que le « penchant cruel de l’homme ne change guère avec le temps et l’espace » et qu’ « il n’existe pas de cruauté spécifiquement « asiatique » ou « européenne », « antique » ou « moderne », tout au plus des périodes où Dieu sait pourquoi ? l’inhibition l’emporte sur ce penchant », il veut encore croire en sa « potentialité ». Humaniste érudit donc tempéré, il décide de s’exiler volontairement afin de recouvrer la « Lumière », ce « fond naturel et inaltérable par-delà toutes les contingences et toutes les horreurs ».
À l’heure où la « civilisation industrialo-commerciale attend de l’écrivain quelque marchandise propre à flatter le goût des masses » et où d’insidieux politiciens brandissent des concepts exsangues mais ségrégatifs, les Mémoires de Hongrie s’avèrent une mise en garde nécessaire contre la « nationalisation des âmes ». Soit un ultime rempart contre ce qu’un autre grand témoin du totalitarisme, Imre Kertész, appelle la « paranoïa de supériorité des inférieurs ».

Mémoires
de Hongrie

SÁndor MÁrai
Traduit du hongrois
par Georges Kassai
et Zéno Bianu
Le Livre de poche
445 pages, 7,50

Le crépuscule des âmes Par Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°80 , février 2007.
LMDA papier n°80
6,50 
LMDA PDF n°80
4,00