De mémoire d’ancêtre, le « Café de l’Harmonie » ( autrefois « Municipale » ) a toujours été tenu par des femmes. Une vieille carte postale de Vendays, Gironde, montre déjà sous l’enseigne deux Médoquines en cheveux et jupes superposées. Les carrioles ont saupoudré de blanc la rue devant. Un frêle scion, à proximité de la poste, marque l’emplacement actuel d’un grand chêne sessile.
Un rond-point où il faut céder le passage, en dessous de l’église, a remplacé la croisée des chemins vers Hourtin, Montalivet, Lesparre, Le Verdon. Les mots de charretiers ne se sont pas perdus, l’été venu, lorsqu’on ne cède plus le passage, qu’en toute langue on adopte celle du cul, sans se rendre compte qu’il y avait un public. Depuis la tribune, à quelques-uns, à quelques-unes car la tenancière, plutôt que le cafetier, encourage la mixité, nous haranguons les champions. Ils quittent l’arène sur un coup d’accélérateur rageur. Des indigènes goguenards s’inscrivent dans le rétroviseur. Après quoi, un maçon, un sylviculteur, une coiffeuse, un employé municipal, un businessman, un cuisinier, une secrétaire, une bouchère, un rentier, trois retraités, votre serviteur se calent plus confortablement et trouvent un sujet qui glisse de l’un à l’autre. Les voix se superposent. Parfois, quand le chœur tout entier s’élève, nous écrasons une larme. Comme à l’opéra.
Le ciel de l’océan, par nature changeant, a doté le café non pas d’une, mais de deux maîtresses. Natalie ou Chantal, c’est selon les journées. Chantal, brune, ferme ses yeux noirs et offre son cou au soleil, assise sur une chaise dans l’entrée. Que nul ne brise cette bulle où elle s’envole en compagnie de son mari, amoureuse depuis vingt-cinq ans.
Natalie, blonde, s’est servi un café glacé, casée dans l’espace au-dessus des éviers, où sa taille réduite lui permet de s’installer. Elle le boit les genoux au menton, en faisant tinter les glaçons. On lui voit de petites bottines, des bijoux d’or et d’argent, des écharpes, des foulards, des voiles dans des tons de couchant orange, rouge braise, rose profond, les couleurs du drapeau tendu par l’Atlantique au-dessus de la presqu’île. La voix de Luz Casal sort d’un baffle :
Abre la puerta, no digas nada, deja que entre el sol…
De quoi ça parle, Natalie ?
La chanteuse encourage quelqu’un qu’elle aime à aller de l’avant, à s’ouvrir aux autres, à regarder plus loin que son seuil. Qu’il ne craigne rien : elle, elle croit en lui.
Si chacun devait être réduit à une passion simple, la maternité, par exemple, l’équitation, le farniente ou la cinéphilie, Natalie, ce serait l’Espagne, un pays pour elle sans limite. Selon le mot étincelant de Jaccottet, sa « Grèce intérieure ».
Voilà comment les choses ont débuté : elle portait à midi un T-shirt où étaient imprimés six vers.
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur…
La discussion s’engagea. Y avait-il poète plus éternel que Baudelaire ? Nous évoquâmes Rimbaud, Mallarmé, Valéry. L’un des retraités, d’origine suisse, cita Schiller. Cependant, au bout d’un temps, la cause fut entendue, Baudelaire l’emporta.
Dès lors, Natalie ne s’interdit plus de laisser traîner le bouquin qu’elle avait en cours, signé Annie Ernaux, Anna Gavalda, Jonathan Littell. Nous lancions, du comptoir, nos lectures comme autant de perches, ou le temps qu’il fait. Mieux, certains racontaient le roman que nous n’avions pas lu, avant d’expliquer en quoi il leur avait plu. Nous vîmes feuiller une table en retrait, sur laquelle étaient posés des livres de toute provenance, une ardoise « Servez-vous ». Nous biffons nos noms de propriétaires et ne sommes pas tenus de les ramener.
Le plus emprunté, pour l’heure, est Thérèse Raquin, de Zola, au point que dire d’un passant qu’il a l’air de Camille noyé provoque chez plusieurs une stupeur. Nous jouons à dénicher sur la table « la quatrième de couve » la plus réussie. Natalie, sous les bravos, s’est fièrement séparée d’une lettre, car Ni en grec, ni en roumain, ni en russe, ni en rien du tout, Natalie ne s’écrit avec h. Natalie vient de « natalis », de la même racine que natal, natif, Noël, nativité. On n’écrit pas : « Je suis nathif de Dijon », avec un h, surtout si on est né à Rome ; ou même à Naples. C’est le bon sens même. Cet extrait d’Alexandre Vialatte, photocopié, repose près de la caisse. Notre soif, de précision également, vaut que nous sachions le chêne sessile, devant la Poste, et non pédonculé. Voici venir l’élection présidentielle. Nous énumérons les douze candidats avec la même fierté que les sept nains, les merveilles du monde, les dix commandements, les quatre vertus cardinales, les trois théologales. A noir, E blanc, I rouge, U vert quelle est la couleur de l’O ?
Depuis un an, à une petite trentaine, nous poursuivons une chimère. Louer un autobus, partir au Népal. Sous l’égide du Berger, dans sa chaleur bienfaisante, orientale déjà, nous peaufinons l’aménagement des soutes. Le cuisinier fera la tambouille, la bouchère tuera des poules, Chantal emmènera son mari. Si nous laissons, au lieu de dix, une belle pièce de vingt cents pour le service, elle disparaît dans la tirelire aux cris d’ « A Katmandou ! »
Deux nouveaux venus viennent de grossir la troupe. Un conducteur de bus quelle chance ! Un marin-pêcheur, taciturne et impressionnant, dont on ne saurait que penser si Natalie, trahissant pour une fois le secret professionnel, ne nous avait montré sur l’air d’ « On ne me trompe pas, moi ! » les deux livres qu’il avait apportés en se cachant. Les Filles du feu, de Nerval, les Fleurs du mal, de Baudelaire, donc.
L'Anachronique Comme à l’apéro
avril 2007 | Le Matricule des Anges n°82
| par
Éric Holder
Comme à l’apéro
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°82
, avril 2007.