De Lyonel Trouillot, on avait l’image d’un écrivain haïtien (né à Port-au-Prince, en 1956) très engagé dans la lutte contre l’oppression - Bicentenaire (2004, Actes Sud) était dédié à « celles et ceux qui sont descendus dans la rue » (pour chasser le Président Aristide) -, et celle d’un homme très impliqué dans la reconstruction démocratique de son pays. Et puis voici L’Amour avant que j’oublie, un roman beaucoup plus intimiste. À bientôt 50 ans, un écrivain reconnu - qui ressemble beaucoup à l’auteur - aperçoit dans l’assemblée du colloque auquel il participe, une jeune femme dont il tombe immédiatement amoureux. Et voici que ce désenchanté de l’amour, cet homme qui, par dépit, a perdu très tôt le goût des jeunes femmes, et l’a même oublié en écrivant sur la faim, la pauvreté, la prison, les enfers, voici donc que cet homme, qui a renoncé aux relations amoureuses sous prétexte qu’elles ne cessent de varier « selon que l’un désire partager une vie et l’autre un moment, selon que l’un recherche l’étreinte et l’autre la conversation », se retrouve soudain aussi tremblant et désarmé que lorsqu’il aima, en vain, pour la première fois. « Tu dois avoir l’âge qu’elle avait. Peut-être seras-tu comme elle. Je n’oserai donc pas t’aborder ». Alors, l’écrivain qu’il est devenu, plutôt que de continuer à disserter sur les pouvoirs de la littérature ou le poids des mots dans la balance de la vie - ce qu’il s’apprêtait à faire dans le cadre de ce colloque -, décide de lui écrire, espérant la toucher avec des mots, et pour savoir si l’amour peut être autre chose qu’une fiction.
Pour ce faire, il choisit de lui parler des trois hommes qui partagèrent la pension de ses 20 ans. Trois Aînés auprès desquels il apprit le peu qu’il sait de « la quête du bonheur. De ses défaites aussi ». Trois univers très différents. Celui de « L’Etranger », qui s’inventait des mondes, les peuplait de belles amoureuses et savait que la vie, « on la prend par les yeux ». Celui de « L’Historien », brillant professeur venu se noyer dans l’alcool à cause d’une « femme en papier » qui fit son malheur. Un fils de bonne famille tombé tout gamin amoureux de « très belles héroïnes dont les portraits brillaient dans les livres d’histoire », et qui finit par trouver une femme dont la beauté rivalisait avec celle des reines et des princesses… Il ne savait pas que « les images, parfois, s’enlaidissent (…) et tournent à leur contraire ». Raoul, enfin, qui faisait parler les morts. Des vies sur fond de manque et cachant chacune un secret. Une traversée de la nuit des devenirs humains où chacun invente sa formule d’harmonie pour survivre. Quête d’un état d’adéquation heureuse au monde qui ressemble beaucoup à la quête amoureuse. Ce qui fait que cet hommage de « L’Ecrivain » à ses trois amis, se présente finalement comme un très subtil détour pour parler de l’amour. Loin de toute impudeur - « Je pourrais écrire un livre qui te dénude, un livre dans lequel tu circulerais sans vêtements. Moi aussi j’irais nu, au sens où je me raconterai à toi » -, il s’agit pour lui de poser des questions essentielles tout en déjouant l’angoisse qui l’empêche d’adresser la parole à celle dont il ne connaît pas le nom mais qu’il n’oubliera pas. Une façon de jouer avec le non-dit, de créer un très troublant horizon d’attente, d’élaborer aussi, une sorte de poétique de la rencontre où le caractère vital de l’imaginaire le dispute à la richesse de la confrontation à l’altérité. Si Raoul dut choisir entre être sincère ou émerveiller ; si L’Etranger dut se contenter d’images de rêve et si L’Historien choisit l’idolâtrie, L’Ecrivain, quant à lui, a opté pour l’écriture, ce pont de mots jeté comme une passerelle vers l’inconnue et l’inconnu.
Un roman attachant, oscillant entre peur et perte, mémoire et fiction. Une manière d’interroger l’erreur et l’errance, la merveille et l’énigme, qui fait de L’Amour avant que j’oublie une sorte de roman d’apprentissage. « Leur vie, c’est mon savoir ». Une déclaration d’amour aussi à l’écriture, à tout ce qui fait d’elle une terre de rencontre, de mémoire et de mirages. « J’écris pour te parler et garder en mémoire l’étrangeté des chemins qui conduisent à l’amour ».
L’Amour avant
que j’oublie
Lyonel Trouillot
Actes Sud
192 pages, 18 €
Domaine français Les détours de Trouillot
octobre 2007 | Le Matricule des Anges n°87
| par
Richard Blin
Comment parler d’amour à une femme à laquelle on n’ose pas se déclarer ? Un roman tout en symétries subtiles et échos décalés.
Un livre
Les détours de Trouillot
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°87
, octobre 2007.