Il faut imaginer la scène, car il n’y en a qu’une dans Blackbird. Dans une pièce insignifiante d’un lieu insignifiant, Humbert Humbert et sa Lolita se retrouvent, quinze ans après. Il s’est remarié, pas trop mal, et a tenté de supporter la culpabilité. Elle a tenté de vivre et d’oublier. Sans le romanesque scandaleux et un brin picaresque des deux figures de Nabokov, Ray, cinquantaine fuyante et Una, 27 ans, ne savent plus comment communiquer sur scène. Il s’en est en effet écoulé du temps, depuis la « stupide erreur de trois mois » au cours de laquelle le jeune homme s’est enfui avec la fillette d’un de ses amis. Amourette de l’enfance pour Una, qui l’a conduite à se donner à cet homme trois fois plus vieux qu’elle, mais qui la pousse aujourd’hui à le retrouver, grâce à sa photo au dos d’un journal. Pourquoi ? Pour l’accuser, pour lui pardonner, pour se souvenir : tout à la fois.
David Harrower a choisi de mettre en scène cet échange douloureux avec une fureur retenue. Et en réussissant parfaitement à peindre l’ambiguïté qui lie encore ces deux êtres, il tisse entre les personnages une relation où l’implicite sert de fil conducteur, où la parole, entrecoupée et hésitante, ne donne aucune certitude sur les êtres. C’est à travers les discours des autres qu’Una a appris à haïr Ray comme son ravisseur, et c’est dans ces mêmes discours qu’il a compris qu’il était un monstre kidnappeur d’enfant. Pourtant, Ray et Una parviennent à faire revivre un instant l’utopie de leur couple autrefois interdit dans les silences qu’ils ménagent, outre les bruits du monde. « Ecoute Je/ Je ne sais même pas si c’est bien toi/ Si t’es/ elle ». Blackbird est une longue scène de reconnaissance entre ces deux êtres, qui paraissent un instant tentés de vivre encore un amour qui serait à présent toléré, n’était-ce le passé qui les situe irrémédiablement de part et d’autre de la frontière tracée il y a quinze ans entre la victime et le criminel. Profondément dramatique jusqu’au dénouement, l’écriture de David Harrower donne à cette cérémonie de retrouvailles une force sourde et une grande subtilité.
Blackbird
David Harrower
Traduit de l’anglais par Zabou Breitman et Léa Drucker
L’Arche, 92 pages, 12 €
Théâtre Dans l’ombre des corps
mai 2008 | Le Matricule des Anges n°93
| par
Etienne Leterrier-Grimal
La pièce de l’Écossais David Harrower (né en 1966) évoque les retrouvailles d’un ancien couple interdit.
Un livre
Dans l’ombre des corps
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°93
, mai 2008.