Dans des lignes qui ont valeur d’avertissement, Pierre Herbart (1904-1974) explique qu’il a longtemps hésité à publier les pages de journal réunies dans En U.R.S.S., craignant d’abord de blesser certains de ses amis, mais redoutant surtout qu’historiquement il ne fût trop tôt pour prendre ouvertement position. Une prudence qui contraste avec l’empressement de Gide à faire paraître son pavé dans la mare qu’était son Retour de l’U.R.S.S., publié en pleine guerre civile espagnole, et auquel se rapportent les deux textes d’Herbart donnés ici en appendice. En U.R.S.S. présente donc un ensemble de notes, prises pour l’essentiel durant les deux séjours qu’Herbart passa sur les terres de Staline de novembre 1935 à juillet 1936, notes auxquelles sont adjointes celles prises en Espagne en 1936, et quelques pages du journal intime d’une Russe anonyme. Pour être aussi précis que possible, et pour mieux apprécier la saveur de ces pages, sans doute n’est-il pas totalement vain d’ajouter qu’Herbart était accueilli en U.R.S.S. en tant qu’écrivain, alors membre du Parti communiste français, et que l’U.R.S.S. vivait alors sous la terreur que les purges organisées par Staline imposaient au pays.
Au fil des notes, Pierre Herbart témoigne : du quotidien (le sien, celui des Russes), de ses déplacements (qui nous valent d’ailleurs de belles descriptions : « La nuit est si opaque qu’il semble qu’on la pourrait saisir dans ses mains »), des visites officielles (notamment dans les usines, où des ouvriers se contentent de répéter les mots qu’on leur recommande de prononcer), et de son propre travail, qui consiste à épurer les bibliothèques de Moscou (autrement dit : éliminer tous les livres qui risqueraient de nuire au régime et à la gloire de Staline). Il lui arrive aussi d’évoquer ceux qui l’accompagnent : Guilloux, Schiffrin, plus tard Gide, mais surtout Eugène Dabit, qu’il voit s’éteindre en trois jours.
Heureusement, le témoignage ne se borne pas à cela. L’écrivain consigne aussi ce qu’il découvre, ce qui l’étonne, le déçoit, le désespère. Une phrase à elle seule résume tout : en U.R.S.S., « Rien n’est plus loin de ce que nous avions souhaité et voulu ». Une phrase qui réapparaît ailleurs formulée avec d’autres mots, mais toutes les variantes disent exactement la même chose, portent la même désillusion.
Que découvre précisément Pierre Herbart ? Un pays qui vit au rythme des sentences formulées par Staline, par exemple ; un pays miné par l’insuffisance de production et par l’absence de démocratie ; un pays ployant sous le joug des inégalités sociales, et un régime qui tire gloire de ses propres mensonges. Rien que l’on ne sache déjà, bien sûr, mais en considérant que ces lignes furent écrites sur le vif en 1935-1936, on reconnaîtra que sa plume visait juste.
La découverte de l’U.R.S.S. de l’intérieur prend parfois des allures d’électrochocs, comme lorsqu’il découvre le sort que l’on réserve aux homosexuels : « Hypocrisie, refoulement, désespoir paraissent bien les seuls résultats possibles d’une méthode dont l’absurde ne le cède qu’à l’odieux. Il serait peut-être plus humain - et en tout cas moins sot - de fusiller tout simplement les délinquants », ou lorsqu’il entend les détracteurs de l’avortement clamer que toute femme doit d’abord se réjouir de son droit à la maternité. Tout y est gangrené par le Parti, jusqu’à l’art, qui doit produire ce qu’on attend de lui : « Nous étions fiers, en France, de savoir que Moscou possédait un des plus beaux musées de peinture occidentale moderne. Mais les jeunes peintres soviétiques vont y étudier sur place ce qu’ils doivent éviter pour être dans la ligne. »
Peu à peu, ce journal devient la chronique d’un désenchantement, d’une désillusion que chaque nouvelle découverte rend un peu plus amère. Mais le témoignage ne vire jamais à la dénonciation : Herbart prend note, examine cette société malade, consigne tous les symptômes qu’il peut percevoir, sans poser de diagnostic, sans même nommer la maladie. En quelque sorte en ethnologue, qui n’intervient pas pour juger mais pour rendre compte de ce qu’il voit. On s’étonne quand même un peu de la sévérité dont il témoigne à l’égard de Gide dans les deux textes donnés en appendice. Sévérité, ce n’est d’ailleurs peut-être pas le meilleur mot. Herbart s’y emploie surtout à nuancer les propos de Gide dans son Retour de l’U.R.S.S., cherchant à donner une explication honnêtement optimiste à ce qui avait tant inquiété son compagnon de voyage, arguant qu’il était encore trop tôt pour formuler quelque jugement définitif. Une indulgence envers Staline que l’on peine à admettre, et que ceux qui liront La Ligne de force, ce petit florilège à forte coloration politique (Gallimard, 1958), n’admettront pas du tout : comment peut-on être à la fois Résistant, anticolonialiste, communiste, démocrate, et faire preuve d’une telle mansuétude envers la dictature de Staline ? Faut-il lui reprocher de s’être laissé aveugler par ses propres illusions ? Lorsque Pierre Herbart écrivait ces deux textes (une lettre adressée à Gide, et un article publié dans la presse), il n’était pas encore devenu un dissident du Parti communiste ; il n’avait donc pas encore fait le deuil de cette société sans classes à laquelle le peuple russe semblait être promis. La naïveté que le lecteur découvrira dans ces lignes, c’était encore l’espoir qui la lui dictait.
En U.R.S.S. 1936
Pierre Herbart
Gallimard,
« Le Cabinet
des lettrés »
192 pages, 21 €
Intemporels Autopsie d’un régime
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Didier Garcia
Lors d’un séjour en U.R.S.S., Pierre Herbart prend le pouls de la société russe. Sans complaisance, mais avec un optimisme étonnant.
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Autopsie d’un régime
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.