Du fameux auteur de L’Homme à tout faire ou des Enfants Tanner, reconnu très tôt par Kafka et Walter Benjamin, on ne connaissait jusque-là que les romans et petites proses, dont les étonnants microgrammes (écritures minuscules), rassemblés dans le Territoire au crayon (Zoé, 2003). Aucun livre de ses poèmes, pourtant première façon de l’auteur, n’était disponible, hormis quelques versions en revues dues à Gilbert Musy, Jean-Patrice Courtois ou Fernand Cambon. Avec ce choix, qui couvre les trois périodes de leur écriture (la zurichoise, 1897-1905 ; celle de Bienne, 1919-1920 ; et celle de Berne, 1924-1933), une immense lacune est, pour partie, enfin comblée. Poète quasi verlainien, pour le semblant de superficialité et de naïveté que la langue y revêt, ou à cause de ce côté bancal, impair, que son vers peut avoir, Walser n’en déploie pas moins une voix singulière qui partage avec les fous « cette maladresse chaste et artistique en toutes choses » (W. Benjamin). Si on pourrait dire qu’il est perdu « parmi les herbes », sa voix est pourtant gorgée d’un chagrin fondamental, qui touche l’expression pudique de ces grands convalescents de l’existence que furent aussi Kafka ou, correspondant de Walser, Christian Morgenstern. Le ton de Walser est donné lorsque on lit dans son premier livre publié en 1909 et accompagné d’eaux-fortes de son frère Karl Walser : « Je parcours mon chemin/ qui me conduit peu loin,/ me ramène chez moi ;/ puis sans mots ni émoi, me voici éclipsé » (trad. Gilbert Musy). Marion Graf traduira cette volonté de discrétion par un aussi juste « sans tambour/ ni mot, me voici à l’écart ». La syntaxe des poèmes de Walser, par le mélange de simplicité et de brusquerie, de raccords parfois contradictoires, le jeu des rimes et la dérision qui les organisent, produit en effet des écarts étonnants de version, chacune pouvant se compléter et offrir un autre versant, sonore ou/et sémantique, à son impact. La complication des vers de Walser, leur apparente idiotie, n’y est pas pour rien : ils ont passé, comme ses personnages, « par la démence, comme le dit encore Benjamin, et c’est pourquoi ils restent d’une superficialité aussi déchirante, inhumaine, inébranlable ».
« Cette maladresse chaste et artistique en toutes choses. »
Si les arbres « ont des branches comme des mains d’enfants », si « le vert des prés se mit à rire », le regard de Walser, « de près, de loin », cherche l’être à travers la sournoiserie syncopée des événements, jusqu’à la banalité qu’il n’écarte pas, mais au contraire transpose comme il le ferait d’une sentence stoïcienne. Musil a raison de noter, par l’exemple d’une prairie « tout bêtement verte, à se rouler dedans », que Walser arrive à dire autant la verdeur acide de sa présence que ce qui l’empêche de la rejoindre, l’écriture étant, à la fin, seule à la lui rendre intacte, et comme hors du temps. L’auteur biennois parlera, lui, d’une consumation « à devoir passer du dedans au dehors et inversement, à en presque éclater ». Saisissant.
À cause de ses absences ou de ses excentricités, Walser fut interné contre sa volonté en 1933 à l’hôpital psychiatrique d’Herisau. Il avait alors 55 ans. Il y cessera définitivement d’écrire. Après un séjour de vingt-deux ans d’une « existence de patient exemplaire », on le retrouvera mort dans la neige le jour de Noël 1956. Mais il nous avait déjà avertis, et sans ironie contre lui-même, que le convalescent est sans tracas, « puisque je puis sans me briser/ en tant que monde, sillonner le monde ». C’est ce qui nous reste de lui, cette expérience infracassée, qui est aussi résistance de la poésie.
PoÈmes de Robert Walser
Choix et traduction de l’allemand par Marion Graf,
postface de Jochen Greven, Éditions Zoé, 156 pages, 17 €
Poésie Walser, pas de côté
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Emmanuel Laugier
Le prosateur suisse débuta dès 1897 par un premier bouquet de poèmes, condensant déjà la fausse naïveté de sa vision du monde.
Un livre
Walser, pas de côté
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.