Martin Crimp est décidément une grande voix de la dramaturgie anglaise. Il invente un univers où la parole est action et emprunte des chemins surprenants et sinueux. Ses textes semblent écrits comme une partition, avec une rythmique singulière. Les répliques se coupent, se chevauchent et les digressions, nombreuses, créent des associations étonnantes. Comme si ce déroulement apparemment chaotique de la parole donnait finalement à entendre les pensées secrètes, ce que l’on cache ou ne veut pas voir.
Martin Crimp a choisi de mettre en exergue de La Ville, sa dernière pièce traduite et publiée chez l’Arche, une citation du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa : « Tout ce que nous faisons, dans l’art et dans la vie, est la copie imparfaite de notre intention. » Ce préambule posé, l’écrivain met en jeu quatre personnages : un couple, Clair et Christopher, ils ont environ 40 ans, elle est traductrice et son métier, ce n’est pas innocent, l’oblige à employer le mot juste. Lui se retrouve au chômage, il n’arrivera pas à prononcer ce mot : chômage. Le couple, on le découvre assez vite, est en crise. Deux autres personnages interviennent : une petite fille d’une dizaine d’années et la voisine Jenny. Nous sommes dans un quotidien banal : des gens essaient de se parler, de se raconter. Et pourtant, la tension va croître tout au long de la pièce, installant un malaise grandissant. Tout se complique de manière incroyable. Prenons l’exemple de la voisine Jenny, venue se plaindre du bruit que feraient les enfants du couple. Pour cela, elle évoque son métier, le jardin, le supermarché, sa façon de jouer du piano, son mari médecin, pour finir sur la guerre. « Et la dernière chose que voit le bébé alors que sa mère se sert de son doigt pour faire glisser son téton hors de sa bouche c’est un couteau de cuisine à scie - et j’ai la parole de mon mari là-dessus - un petit couteau à lame d’acier en dents de scie utilisé pour extraire le cœur du soldat - vous voyez ? J’ai dit : vous voyez ? » Et quand le couple lui pose la question de ce qu’il y a à voir, elle répond : « Comme c’est difficile - oui - pour moi de dormir dans la journée avec tout ça dans la tête quand vos enfants courent dans tous les sens en criant et en hurlant. Vous voyez ? »
Jouer avec le réel, l’imaginaire, le fantasme.
Martin Crimp brouille les cartes. Le lecteur est décontenancé. Rien ne semble normal. Tout paraît décalé et artificiel, ça sonne presque faux, parfois les personnages s’embourbent dans le verbe, d’autres fois leurs répliques sont percutantes comme des coups de poing. L’écrivain déplace la frontière entre le réel et l’imaginaire, la vie, le rêve, le fantasme… Au final, ses personnages se sont inventé des histoires pour ne pas se retrouver face à leur vacuité. Et pourtant c’est l’acceptation de leur vacuité qui constituera une vraie délivrance. La fin de cette pièce est vraiment formidable, un moment de confession qui fonctionne pour nous en miroir. « (…) avant cela je croyais vraiment qu’il y avait une ville à l’intérieur de moi (…). Je savais qu’il serait difficile d’atteindre cette ville. Ce ne serait pas comme de prendre un avion pour Marrakech, par exemple, ou Lisbonne. Je savais que le voyage pourrait durer des jours ou même peut-être des années. Mais je savais que si j’arrivais à trouver la vie dans ma ville, et si j’étais capable de décrire cette vie, les histoires et les personnages de la vie, alors moi-même - c’est ce que j’imaginais - je pourrais devenir vivante. Et j’ai fini par atteindre ma ville. Oui. Oh oui. Mais quand je l’ai atteinte… »
Alors, vides ou vivants ? En tout cas, la pièce de Martin Crimp, sans aucun doute, c’est du vrai bonheur de lecture, bien vivant.
La Ville
Martin Crimp
Traduit de l’anglais par Philippe Djian
L’Arche, 90 pages, 9 €
Théâtre Habiter ou pas
novembre 2008 | Le Matricule des Anges n°98
| par
Laurence Cazaux
Dans La Ville, les personnages de Martin Crimp inventent à leur tour des personnages, histoire de se sentir vivants.
Un livre
Habiter ou pas
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°98
, novembre 2008.