Ces tristes lieux, pourquoi faut-il que tu y entres ? : Pitié, redondance et considération tragique
Les spectateurs ayant assisté aux représentations de Gertrude, Tableau d’une exécution, Les Européens ou Le cas Blanche-neige, au Théâtre de l’Odéon auront peut-être pu apercevoir parmi la foule un homme à l’élégance trop stricte pour ne pas être grinçante : Edward Barker en personne, venu assister à la représentation de ses pièces au théâtre qui l’a sans doute le plus mis à l’honneur cette saison avec pas moins de quatre pièces en quatre mois. C’est ce même théâtre de l’Odéon qui collabore avec les éditions Actes Sud à la réalisation d’un opuscule « associant (pour la première fois) trois aspects du travail d’Howard Barker » : aphorismes, photographie et écriture scénique. À ces trois entrées dans l’œuvre du dramaturge anglais s’ajoute une longue note de Daniel Loayza qui vise à mettre l’œuvre en perspective et offre un vade mecum du spectateur, avant que celui-ci ne s’aventure dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler « Théâtre de la Catastrophe ». Les photographies signées d’Eduardo Houth entrent en résonance avec les bribes de mots de Barker : « Le coup d’œil qui s’attarde… distinguer entre hostilité et sympathie profonde, voire une certaine fidélité à l’indicible ».
Les éditions des Solitaires intempestifs choisissent quant à eux de publier un texte datant de 2005 constitué - là encore - d’aphorismes, dont l’un deux affirme : « Tout ce que je décris est théâtre, même lorsque le théâtre n’est pas le sujet ». Et il n’est pas difficile de mesurer une fois de plus, à la lecture de ces pages et de leur postulat de départ (« Il y a le théâtre et il y a l’art du théâtre »), la dette due par Barker à la pensée tragique, à Nietzsche, au surréalisme, et à Artaud en particulier.
Barker cherche en effet à cerner l’essence du mystère tragique, en des termes proches de ceux d’Artaud, qui recherchait déjà son théâtre de la cruauté dans la peinture flamande, ou pendant l’épidémie de peste noire de 1348. Barker, lui, n’a pas recours à de telles excursions, il creuse les sillons définitoires de sa propre pratique, et réclame un « art du théâtre » pénétré par l’idée tragique : « Angoisse du petit nombre », « art de la mort », « horreur du discours ». La tragédie est une actualisation de la mort sur scène, elle manifeste la beauté trouble du meurtre. Cet art du théâtre perturbe la conscience par la manifestation sur la scène du plus enfoui : la peur.
« L’art du théâtre ne s’occupe pas d’améliorer l’existence humaine » : Barker fustige la « pensée démocratique », « la philanthropie vulgaire », l’ « hyper-valorisation humaniste de toute vie ». À cela rien d’étonnant : la réflexion tragique est depuis toujours l’histoire d’un désaccord entre ce qu’on pourrait appeler « euripidiens » et « eschylistes ». Aux premiers, l’idéalisme par lequel la tragédie peut refonder la communauté humaine dans un mouvement humaniste et rationnel offrant la possibilité d’une liberté. Aux seconds, esthètes de la noirceur, une cruauté de la transcendance, qui ne peut susciter qu’irrémédiable terreur. Barker, sans équivoque, se situe (comme Nietzsche d’ailleurs) du côté des seconds, même si son ciel tragique n’est plus habité par aucun dieu caché : le spectateur y demeure face à « l’infinie valeur de la mort ».
Son théâtre est donc une fin en soi, « suprêmement apolitique », et libéré de toute visée éthique ou sociale : « la mort annonce l’échec de toute chose, la ruine de tout projet, la corruption de tout idéal (…). Cette impression terrible, la tragédie seule la dit, et continuera à la dire, la rendant par-là belle… »
Howard Barker
Ces tristes lieux, pourquoi faut-il que tu y entres ?
Traduit de l’anglais et postface de Daniel Loayza
Actes Sud, 88 pages, 10 €
et La Mort, l’unique et l’art du théâtre
Traduit de l’anglais par Elisabeth Angel-Perez et Vanasay Khamphommala
Les Solitaires intempestifs, 128 pages, 13 €