Voilà de quoi alimenter les sempiternels débats sur les rapports entre la fiction, la vérité et la littérature. Le livre se présente sous la forme d’un ensemble de textes documentaires : lettres, extraits de journal et de carnets, intercalés à quatre reprises d’extraits littéraires, tous signés Joseph Tassël, dont la figure, au départ réduite à ce seul nom, devient entité réelle, palpable et « historique ». Les éléments de sa vie et de sa personnalité parvenant au lecteur sur un mode non pas de fiction, mais de document, on les suppose implicitement véridiques, jusqu’au dernier extrait où le protagoniste rend visiblement compte du dernier moment de sa vie, ce par quoi on déduit que l’auteur ne saurait être celui que désigne le je.
« Je n’avance plus droit et
je me sens passer par-dessus bord ».
Mais cette surprise finale et la curiosité formelle qu’elle induit n’est pas la valeur principale du livre de Benôit Reiss, né en 1976, dont il s’agit d’un troisième titre. Ce qui nous émeut et nous retient dans ces pages, c’est bien la personne de Joseph, probablement Suisse allemand, écrivain jusqu’au tréfonds de son être : « Là-bas m’attend, je le sais, la sensation familière de dessaisissement, la sensation d’être incapable d’accéder à la tranquillité sinon en déchiffrant les caractères étranges qui se tracent sous mon crâne ». Homme d’extraction modeste, solitaire par choix, à la fois profondément humble (« Mes qualités sont l’écriture et la copie ») et se disant issu de la race des grands écrivains (« Je suis Joseph Tassël, de la lignée des grands auteurs »), mal à l’aise en société, maladroit dans ses rapports familiaux, en décalage profond avec ce que le monde convenu des humains impose et attend, il se trouve de surcroît frappé au cours de sa vie adulte d’un mal d’ordre psychique (le trouble bipolaire ?), inattendu : « c’est une insensible vibration sur l’élytre d’un insecte caché sous sa peau qui l’a fait basculer », dont il ne peut que subir les symptômes et endurer, impuissant, les souffrances. Il vit l’arrivée et la fin de la guerre (celle de 1914 sans doute) comme un observateur indifférent, incapable d’investir d’un réel intérêt quelle cause qu’elle soit étrangère à son intime vécu ; et cependant perplexe, confus et phagocyté par ce dernier : « De nouveau seul, j’ai retrouvé mes pensées comme une vieille dame, de retour chez elle, retrouve la foule de ses petits chiens avec des jappements impitoyables ». De nombreux éléments, comme l’excellente lettre de motivation spontanée pour solliciter un emploi de secrétaire, ou comme le type d’écriture que pratique Joseph Tassël, fragmentaire, chaotique (« C’est justement parce qu’ils n’ont pas de forme que ces travaux sont supportables. Si vous voulez un recueil, il faudra faire tenir ensemble des textes qui n’ont rien en commun sinon qu’ils n’ont pas de forme ») et destinée à la destruction, ou encore comme le mode de vie et le tempérament de l’homme, à commencer par sa naïveté désarmante, font penser, l’éditeur le souligne déjà, à Robert Walser.
La fragilité et la simplicité de Joseph Tassël, qualités rarement représentées chez un homme, en font un personnage attachant et d’autant plus intéressant qu’elles se manifestent à travers des écrits non élaborés (en apparence) esthétiquement : « Je perds pied, je n’avance plus droit et je me sens passer par-dessus bord ». Et qu’elles côtoient, quelquefois, des vagues de violence et d’(auto)agressivité inattendues : « Si elle (la guerre) pouvait aussi brûler toutes les librairies du pays qui ont dans leurs rayons des exemplaires du livre, je changerais d’avis sur elle et tu me verrais alors parcourir le pays et porter la nouvelle que cette guerre et très utile et très bonne. » Belle rareté et complexité du personnage, qui supporteraient davantage de volume.
Compagnie de Joseph Tassël de Benoît Reiss
Cheyne éditeur, 120 pages, 17 €
Domaine français Homme à tout faire
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Marta Krol
Faux témoignage et vraie illusion sous la plume de Benoît Reiss qui donne chair à une figure d’écrivain, en dernier des romantiques.
Un livre
Homme à tout faire
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.