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L'Anachronique D’autres vies que les nôtres

mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103 | par Éric Holder

J’ai reçu une longue et belle lettre de Jean Léonard. C’était la première fois que Jean m’écrivait depuis qu’il avait quitté la région. J’ignorais son nom, « Léonard », et quand je l’ai lu, au verso de l’enveloppe, j’ai trouvé qu’il lui allait bien. Jean est fraternel et mécanicien. « Léonard » donnait envie d’accrocher sa gapette au dossier de la chaise, de s’asseoir sans plus de manières dans la cuisine pour y boire un café ; d’écouter ensemble le tic-tac de l’horloge ; de surprendre le regard de l’autre qui file par la fenêtre ouverte, traverse un pré inondé de soleil, puis va se perdre dans le taillis. C’était bon de rêver tous deux en silence, avant qu’il délaisse le pays.
Il habite dorénavant de l’autre côté de la Gironde, « sur le continent », vers Libourne, et travaille dans une entreprise de trois cents salariés. Jean a réuni récemment ses collègues d’atelier, et les a harangués sur son thème favori, celui de l’Education nécessaire, à tout prix, la seule porte de sortie. « Voulez-vous que vos enfants connaissent le même sort que vous ? » On l’a traité d’illuminé. On évite désormais sa silhouette rejetée en arrière, les mains placidement dans les poches, ses cheveux blancs en pétard.
Bref, Jean m’a écrit. Faut le faire, je trouve, écrire à un écrivain. À mon avis, on doit avoir les chocottes. Lui s’était fendu d’un texte magnifique, dont voici un extrait :
« Bruno porte une casquette façon rappeur avec son pantalon et sa veste de bleu à col relevé. Environ 45 ans, il a »une gueule« . Je lui dis souvent qu’il aurait pu être acteur tant il vit ce qu’il raconte. Il travaille sur le réseau gaz et son intelligence du travail ne souffre pas de discussion. J’ai à son égard une grande admiration qui l’embarrasse un peu. »
Ah ! cette « intelligence du travail (qui) ne souffre pas de discussion », cette « grande admiration qui l’embarrasse un peu » ! Je décidai de chiader ma réponse. Elle me prit la journée.
Le lendemain, enfourchant le vélo pour gagner la Poste du village, à trois kilomètres de là, je songeais au temps élastique de la province, un jour et demi pour expédier un pli. Le long de la route, à la lisière du marais, sous l’ombre des saules, des asphodèles comme de grands lys blancs préludaient à l’apparition d’un ondin, d’une vouivre ou d’une biche. Puis c’étaient sans transition des pinhadas beurrées de lumière crue, aux jeunes pins qui ressemblaient à des cierges, ces cactus mexicains.
J’ai croisé les frères Lapousteyrle. Ils étaient arrêtés sur le bas-côté, un sommier avait sauté hors de leur remorque. Les frères Lapousteyrle (deux) débarrassent les caves, les greniers dont le contenu vient consteller leur propriété, un étrange terrain de fin du monde. Ils n’ont pas pris femme. Antoine, le plus jeune, possède toujours sur lui, dans ses poches gonflées, des centaines de photos de couchers de soleil qu’il a lui-même effectuées. Amoureux inlassables de l’océan, pas un soir qu’on ne rencontre la remorque garée devant, tandis qu’eux, épaule contre épaule, hument le vent.
À peine arrivé au village, ralentissant l’allure, je tombai sur William. William invente toute sorte d’objets écologiques : moulin pour accumuler de l’énergie à la rivière, panneaux solaires, bicyclette équipée d’un moteur électrique. On a beau lui dire que ces modèles ont déjà été créés et commercialisés, en quoi cela diminuerait-il son mérite ? Puisqu’il les a découverts. Trop tard, certes, mais découverts.
J’ai garé le vélo devant la maison de la Presse, il y avait là Zaza, qui déteste qu’on l’appelle comme ça. Zaza est atteint d’un mal dont on ne sait le nom, heureusement peu fréquent, il ne peut s’empêcher de parler, une logorrhée ininterrompue, qui charrie le plus gras et le plus précieux. Il en souffre. Nous le surprenons parfois, lorsque nous discutons à trois, quatre, qui se tient fermement la mâchoire, l’œil en coin, malicieux, l’air de dire « Voyez comme je la boucle bien. »
J’échappai à son débit en repérant Audrey qui traversait la rue. Audrey a perdu récemment son mari. Les derniers temps, il ne pouvait plus l’accompagner lors de promenades en voiture. Aussi, depuis deux mois, trimballe-t-elle sur le siège du passager l’urne couleur rubis qui contient ses cendres. « Il y en a que ça ne fait pas rire… », ajoute-t-elle en pouffant. Apprenant que j’avais une lettre à poster, elle m’a rappelé que la levée était à midi.
Mais déjà surgissait la silhouette de Fabien. Toute personne ayant passé sa jeunesse dans le Sud connaît son propre Fabien : les cheveux longs, rayonnant d’un soleil intérieur, toujours en quête de nouveautés, c’est lui qui joue de la basse dans un groupe occitan, ou bien qu’on entend la nuit, dans les virages, à moto. Au lieu de te demander comment va, il te questionne : « Tu as écouté ça ? », qui est un morceau de musique, ou le plus récent Cabrel.
Par-delà sa bonne carrure, je voyais l’horloge au clocher marquer midi moins dix, et, sur le chemin de la Poste, la terrasse du café, d’où l’on nous adressait des signes. Il n’était pas sûr que Jean Léonard reçût sa lettre de sitôt. Une subite euphorie, une légère ivresse nous gagnaient tous, à passer d’une poignée de main à l’autre, d’un baiser sur la joue au suivant. Chacun semblait avoir trouvé sa place, guère plus importante que celle du voisin, mais enfin sa place sur terre, près des pommiers en fleurs, chargé de préoccupations si minimes que nous nous élevions en direction du ciel bleu d’aquarelle, traversé de goélands.
C’était sans doute naïf, cependant je me souvins d’un poème de Paul Fort. Il concluait notre premier livre de lecture (pour ma génération du moins), la « Méthode Boscher », et s’appelait « La Ronde ». « Si tous les gars du monde voulaient bien être marins, ils feraient avec leurs barques un joli pont sur l’onde. » Je me demandais, aussi, d’où venait cette fraîcheur supplémentaire… L’enfance remonte en nous à chaque printemps.

D’autres vies que les nôtres Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°103 , mai 2009.