La Reformation des imbéciles
Que recherche aujourd’hui James Newell Osterberg Junior, alias Iggy Pop, alias l’Iguane ? La respectabilité, la sagesse ou un bain de grotesque ? À 62 ans, l’ondulant monstre rock exhibe toujours un corps d’airain, aux veines saillantes comme des autoroutes. Mais Enfer et damnation ! Le voici virant jazzy. Pire, dans son dernier album Préliminaires, il se dit inspiré par les écrits de Michel Houellebecq, le défroqué. Pourtant, il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis. Mais crétin, Stooges de la pire espèce, Iggy Pop le fut et le restera pour des siècles et des siècles. No fun, my Baby, no fun ! Alors, délicat d’écrire sur le natif de Détroit sans empiler clichés, chromos et anecdotes plus ou moins faisandées. Pour rendre compte d’une des vies les plus cahotantes du rock’n’roll circus, peut-on simplement avoir une approche journalistique ou un rapport de fan idolâtre ? Comment illustrer, commenter ces scènes paroxystiques que furent les concerts de l’Iguane, ses roulades nues sur des tessons de bouteilles, l’exhibition répétée d’un sexe cyclopéen au milieu des éructations et d’un mur de décibels ? Pour tenter de percer tout ce mystère chimique, électrique, ne doit-on pas expérimenter le même chaos ? Nathalie Constans a certainement arpenté cette voie, ce dérèglement rimbaldien de tous les sens. Physiquement, littérairement, spirituellement. Fascinée par la violence, le rapport à l’animalité, au sauvage, elle n’avait jusqu’ici écrit que des nouvelles qui apparurent convulsives à certains. Pour éviter les travers développés plus haut, elle a ici l’habileté de décentrer son personnage et de l’opposer en miroir à une autre étrangeté, incongruité, un autre mythe. Deux inconnus s’observent et finissent fascinés, apaisés.
Une vagabonde indienne rencontre Iggy sur un terrain vague au-dessus de Motor City, Motown, les surnoms de Détroit. « Je suis la petite-fille de Géronimo, chef de guerre apache et homme médecine, et de Lozen, guerrière et prophétesse. Je vais vers le nord. » Jobastre, paumée, mythomane ? Elle récupère des objets, qu’elle trimballe comme si elle générait des rituels. Dans ses yeux, ses mains, le moindre fétu de paille prend une dimension colossale. Elle voit derrière le monde car le monde en lui-même, elle ne le connaît pas, n’arrive pas à le nommer. De l’homme qui la regarde, elle pense : « J’ai vu aussi qu’il avait des dents. Peut-être que ce n’est pas un guerrier ni un Apache. Peut-être que c’est encore autre chose. Je ne sais pas encore. Je pense que les animaux qui courent sous la peau peuvent être des petits loups qui se reposent dans son cœur. » Lui, Iggy ne cesse de penser aux deux autres imbéciles, Stooges qu’il a abandonnés, il y a des siècles, Ron et Scot, les frères Asheton. Se reformeront-ils ? Dans des fûts de pétrole, l’indienne prépare une boisson à base de maïs fermenté, le tiswin. Elle procure des visions. « Elle a des bras très étranges : ils sont très longs et très souples, un peu tordus, comme si les os à l’intérieur pouvaient bouger et se vriller. On dirait qu’ils grésillent, ses bras. J’aimerai bien savoir combien ils mesurent exactement. Et si on peut les mesurer, avec toutes les torsions qu’ils font. » L’écriture de Nathalie Constans apparaît si simple, si innocente, qu’on croit à une réinvention. Elle engendre anamorphoses, métamorphoses d’une pureté extraordinaire. En ces temps médiocres, policés et policiers, un écrit présentant l’animalité, le sauvage, le monstrueux, le rock’n’roll dans l’approche de cette Beauté convulsive chère aux Rimbaud, Baudelaire, Isidore Ducasse, et autres Beats, Morrison, Patti Smith ne peut qu’émouvoir, donner à vivre et espérer.
La Reformation des imbéciles
de Nathalie Constans
(Vu par Jean Lecointre), Éditions Le chemin de fer,
80 pages, 12 €