Ce lieu que les pierres regardent (suivi de) Variations (suivi de) Pas japonais (suivi de) L’Invention de l’espace
Ni confortable ni familière, la poésie de Jean-Louis Giovannoni est vibrante plutôt de la tension d’un insaisissable. Quatre textes majeurs - aujourd’hui introuvables - sont ici réunis pour nous le prouver. Textes majeurs parce que venant après Garder le mort (1975) - un définitif et inoubliable face à face avec le cadavre -, et parce que s’y lit le projet fondamental de l’œuvre, s’y découvre une parole aussi vraie que nécessaire. Quatre titres questionnant la relation corps, monde, langage, sur fond de présence « qu’aucune main ne sait rejoindre », et sur fond de quête de la parole - ce « lieu / qu’on ne rejoint pas / et pourtant qu’on ne cesse de chercher »… à la limite de l’être comme à celle du silence et jusque dans la résonance et le retrait.
Dans Ce lieu que les pierres regardent (1984), il s’agit de partir de l’état des choses, de dresser un constat, d’observer la façon dont le monde - la pierre et l’eau, les choses et les gestes - nous apparaît tout en se cachant derrière ce qu’il donne à voir. « C’est toujours son propre regard / que l’on voit sur les choses / et non ce qu’elles sont « … »Pourquoi les choses / n’ouvrent-elles / que sur leur propre retrait »… « Tu sens bien qu’il te faudrait un regard / qui touche / qui entre dans les choses ». C’est que le perçu s’absente, que les choses se replient sur leur altérité opaque, et qu’ « on reste là / collé / juste derrière sa peau / sans jamais pouvoir se dégager ». Peut-être parce que « les choses / ne sont pas entièrement là // et que leurs corps / ne commencent / que sur le bord / qui les efface ». Comme si nous étions séparés des choses et de nous-mêmes : « Ton corps / est ce qui te sépare de toi-même ».
Les mots peuvent-ils briser ce cercle infernal - « Tout est là / absolument là / et jamais atteint » -, mettre sur la voie d’un passage ? « Parmi les mots que tu écris / y en aura-t-il un seul / qui t’ouvrira le chemin / de ce que tu ne peux voir », tel est l’enjeu des Variations à partir d’une phrase d’Hölderlin (« Tout est un intérieur / Et pourtant sépare ») (1989) et de Pas japonais (1991).
Il y a le monde des objets, clos sur lui-même, le monde du dedans et celui du dehors, sans oublier la parole des autres, tout le concert des voix prônant les paralysantes commodités de l’équilibre alors que rien de fixe n’existe, quelques mauvais équilibres tout au plus. Comment bouger tout ça, articuler un parcours zigzaguant de déséquilibre en déséquilibre ? Comment trouver un chemin, une ouverture, sinon en se taisant d’abord, en accueillant en nous les affleurements de la voix sans mots de l’insu, en se fiant à ce corps qui bouge dans nos mots, en écoutant bouger les formes qui se cherchent. En donnant naissance « à cette forme invisible / qui se tient dans ta voix », dit Jean-Louis Giovannoni. Car toute forme est un foyer d’ouverture, un point d’appui. « Ecrire, c’est chercher sans cesse un point / d’appui ». « Tous ces gestes, tous ces mots / pour essayer d’entrer, de s’appuyer à l’intérieur ». Parce que l’écriture - et c’est le thème de L’Invention de l’espace (1992) - est le seul moyen de créer de l’espace là où tout tend à se refermer. « Nos mots sont l’espace / qui manque à ce monde ». Non de l’espace déjà là, mais celui que génère la parole poétique en se déprenant de l’illusion de toute prise sur le monde, en bannissant « cette peur de manquer / d’assise / d’être trop léger / de disparaître au moindre mouvement ». Écrire pour que le monde « lâche prise // pour que les choses / excèdent leur forme // pour qu’elles n’aient plus / à se retourner / se retenir ». En jouant du pouvoir d’articulation du rythme, du souffle informant de toute sa force et de toute sa présence l’espace de la page. « On écrit / et le monde respire ».
* Du même auteur paraît T’es où ? Je te vois ! (Atelier des grames)
Ce lieu que les pierres regardent
de Jean-Louis Giovannoni
Lettres Vives, 192 pages, 22 €