Pour avancer dans l’existence, se construire, doit-on régler ses pas dans ceux de son père ? Même s’il est mélancolique ou plus prosaïquement maniaco-dépressif ? Régler ses écrits sur ceux de son père, du moins les arc-bouter aux siens, Gwenaëlle Aubry y est parvenue. Si bien que ce livre peut être considéré comme écrit à deux mains. Le paternel, issu d’une famille de notables bretons, a suivi des études de droit pour devenir un brillant avocat, donner des cours, avoir une vie sociale, une famille. L’alcool aidant, il s’est marginalisé au point de rompre avec son milieu, de ne plus vouloir être quelqu’un. Persona est le terme qui désigne le masque porté par les acteurs dans le théâtre latin. Jung l’associe à la personnalité sociale, au masque que la société nous assigne. À trop vouloir se couler dans ce masque, on peut effectivement perdre son moi. Le père a la furieuse envie de ne plus être personne.
Il erre, pieds nus, la nuit, traversant Paris, pour atterrir dans des cités d’urgence. Son quotidien, il le consigne dans d’innombrables cahiers. À la fin de sa vie, il relate avec une rare lucidité (la sagesse du fou ?), perceptions du réel, rêves, expériences de la démence dans un texte de deux cents pages intitulé Le mouton noir mélancolique. « Sur la chemise bleue qui les renferme, mon père à écrit « A ’’romancer’’ ». Le terme » romancer « Gwenaëlle Aubry l’entend dans le sens, non pas d’enjoliver, d’affabuler, mais plutôt d’amplifier, créer une chanson de gestes. Elle s’imprègne de ces textes, lisant, relisant (les incorporant ?) pour in fine en extraire des fragments (comme une hostie, lors du banquet primitif, où l’on dévore le père, pour s’unir à lui ?). Ensuite, elle les rééclate en un abécédaire kaléiodoscopique qui renvoie en miroir la part d’ombre, le négatif de sa propre vie. Là, elle les confronte à d’autres vies, d’autres images, d’autres souvenirs. À la lettre A émerge la figure d’Artaud : Rodez, douleur, mille deux cents électrochocs en trois ans, délires, identités multiples « son corps a pris les dimensions de l’univers entier, est devenu la terre d’élection des théogonies, son esprit le suit mais ramasse en lui toute l’histoire de l’humanité ». Elle finit par se demander où son père, lui, s’est » laissé " et le quête dans d’autres alias : Bond (James), Hoffman (Dustin), Z, Zelig. À travers ces prête-noms, ses souvenirs d’enfance, l’Histoire, la philosophie, Gwenaëlle Abry réussit à réunifier, à réhumaniser l’image du père, à lui (re)donner un masque.
Il n’y a ici jamais de haine, de ressentiment, de jugement. Beaucoup de pudeur, de retenue. Les phrases longues, vives, descriptives évoquant passés, enfances, frasques des deux protagonistes prennent des allures de plantes grimpantes dont les tentacules ont vocation de renouer, de recoudre, aussi d’élever. Elles alternent avec des mises en mots, des analyses-synthèses, formules mâchées, remâchées : tentatives apparemment réussies de désobjectivation du paquet de pathos, de douleur, de folie. Le langage châtié, les mots recherchés, les références culturelles, sans jamais être pédantes, génèrent pureté et beauté de style. « (…) on cherche des mots pour ce qui, toujours, a été en nous la part secrète, la part muette, un corps de mots pour celui qui n’a pas de tombe, un château de présence pour protéger son absence. » Justesse de ton et sincérité impressionnent. Une sorte de fusion, de fusion post-mortem s’opère entre les deux êtres. Peut-on parler de fusion mystique dans l’Un (dieu le père ?), chère à Plotin, ce néoplatonicien, étudié par l’auteur et qui du vivant du père les avait ré(unis). Qui sait ?
Personne de Gwenaëlle Aubry
Mercure de France, 159 pages, 15 €
Domaine français Père éternel
septembre 2009 | Le Matricule des Anges n°106
| par
Dominique Aussenac
Dans un abécédaire romancé, Gwenaëlle Aubry rassemble les éclats de son père et lui cisèle un masque. Tendu, poignant, beau.
Un livre
Père éternel
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°106
, septembre 2009.